La justice transitionnelle et la question de la dette historique coloniale - Par Abdeslam BOUTEYEB

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Plus de 100 morts ! Rien que Le 7 décembre 1952. Ce jour-là, en réaction à l’assassinat à Tunis du syndicaliste indépendantiste tunisien Farhat Hached par la Main Rouge, un paravent des services français SDEC, la confédération syndicale de l’UGSCM et le principal parti indépendantiste marocain, l’Istiqlal, lancent une grève générale. Dans le grand bidonville des Carrières centrales de Casablanca, son interdiction s’accompagne d’une répression par les forces d’occupation françaises qui a fait plu

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La plupart des pays, sinon tous, qui ont vécu l'expérience de la justice transitionnelle pour  revisiter leur passé de droits de l'Homme, en particulier en Afrique, sont des pays qui ont été exposés, avant de subir des violations flagrantes des droits de l'Homme, à une surexploitation coloniale qui a engendré des  dysfonctionnements politiques, économiques, sociaux et culturels. 

Il est certain que ces dysfonctionnements font partie des causes des violations flagrantes des droits de l'Homme que ces pays ont vécues après leur indépendance. Pourtant, plusieurs théoriciens de la justice transitionnelle, notamment les Africains, affirment que le traitement des violations pendant l’indépendance conformément à la méthodologie de la justice transitionnelle nécessite la détermination précise de la période de leur perpétration et que cette période ne doit pas inclure la période coloniale. Selon eux, ladite méthodologie ne sied au traitement ni des violations des droits de l’Homme héritées de la colonisation ni de la dette historique coloniale. 

C’est sur cette base que, dans notre pays, l’Instance Équité et Réconciliation a travaillé sur la période allant de 1956 à 1999 en écartant complètement la période coloniale (1912-1956). Pour nous, il s’agit d’une aberration méthodologique vu que la mise en place de la démocratie dans n’importe quel pays ne peut être saine tant qu’on n’a pas réglé la dette historique et rompu avec la période coloniale et ses stigmates. 

Suite à cette assertion, nous nous posons la question suivante : 

En écartant le traitement des graves violations des droits de l’homme durant la période coloniale et de la dette historique coloniale, en particulier dans les pays où lesdites violations se sont déclenchées immédiatement après la période coloniale, pouvons-nous créer une approche sud-sud pour traiter les questions de la justice transitionnelle, la construction d’un État de droit et la résolution de toutes les problématiques économiques, politiques et juridiques qui y sont associées, comme cela a été soulevé par le forum de Rabat qui a précédé la Conférence internationale des droits de l’Homme organisée à Rabat en fin de semaine dernière ?

Mon long travail dans le domaine de la justice transitionnelle en tant qu’ex vice-président du forum marocain pour la vérité et la justice et aussi comme président, depuis sa création, du Centre de la Mémoire Commune  pour la démocratie et la paix, institution qui cherche à adapter les mécanismes de la justice transitionnelle pour faire face aux violations flagrantes des droits de l'Homme à l'époque coloniale, je puis confirmer que le traitement réel du passé des violations flagrantes des droits de l'Homme, surtout dans les pays qui ont connu de telles exactions après le départ des colonisateurs, restera incomplet si la période dudit traitement ne s’étend pas de la période coloniale jusqu’au moment où la décision a été prise de se pencher sur ce passé. 

Il suffit de donner un seul exemple pour étayer nos affirmations car le colonialisme nous a légué des violations flagrantes des droits de l'Homme qu’on ne peut passer sous silence alors que nous pensons traiter des violations du temps de l'indépendance. Si tel est le cas, nous nous enliserons dans une terrible confusion entre les mémoires, ce qui compliquera le travail des comités de vérité.

Cela signifie-t-il que les tentatives qui se sont limitées à la période postcoloniale ont échoué ou n’ont pas d’importance ?

La réponse est, en toute évidence, non. Plusieurs expériences, y compris celle de notre pays, ont su se réconcilier avec un pan de leur passé, fortifier le front interne grâce aux débats qu’elles ont suscités, prouver leur sincérité et leur franchise et assurer des acquis aux victimes, à la société et à l’avenir. Elles se sont également protégées des graves troubles internes et des tentatives extérieures d'attiser les conflits et semer le désordre.

Malgré tout ce qui a été réalisé jusqu’à présent, je compare ces expériences à un

match de football qui s’est soldé par un nul et qu’il faut recourir aux prolongations sans toutefois arriver aux tirs au but.

L’on peut se demander pourquoi parler d’égalité puisque ces expériences ont débouché sur des résolutions qui profitent aux victimes directes et des victimes indirectes, c’est-à-dire la société ? 

Nul besoin de rappeler que toutes les expériences de justice transitionnelle se sont construites sur un équilibre politique et social précaire, confronté à la réticence de nombreux groupes sociaux refusant de s'engager dans le processus de réconciliation et d’équité, à la détermination des victimes de faire face aux violations qu’elles ont subies et de prendre part au débat sur l’avenir du pays dans lequel les factions qui ne respectent pas la loi ne trouveront pas de place.

Par conséquent, les sages des expériences de justice transitionnelle, y compris ceux de notre pays, œuvrent en général pour faire triompher l'avenir de la patrie.

C’est pourquoi, parler d'égalité n'enlève rien à la valeur de notre expérience, ou des expériences similaires à la nôtre, comme pourraient le penser ceux qui n'ont pas compris, pour une raison ou une autre, que la justice transitionnelle est un processus long et complexe, et qu'elle ne ressemble pas à une longue avenue se terminant par un beau jardin avec des bancs pour tout le monde.

De quoi allons-nous discuter dans les prolongations pour que le succès de notre expérience ou des expériences similaires soit complet ? 

Deux choses retiennent notre attention et peuvent être exprimées sous forme de deux questions :

  1. Quelle est la part des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels que nous avons hérités du colonialisme dans les violations flagrantes des droits de l'Homme que nous avons subies après l'indépendance ? et, est-ce que la méthodologie de la justice transitionnelle est appropriée pour aborder la question de la dette historique coloniale ?

  2. Est-ce que la méthodologie de la justice transitionnelle sert seulement à dévoiler la vérité, réparer les préjudices individuels et collectifs, préserver la mémoire et prendre des mesures de non-répétition ? ou on peut la considérer comme un signe démocratique avant-coureur en élaborant, à partir de ses recommandations, un programme politique adopté par une partie de la société ? 

Il est difficile, dans cet article, de relater en détail le rôle joué par les transgressions précitées dans les violations flagrantes des droits de l'Homme commises dans la période postcoloniale, mais ce qui est certain pour ceux qui s'intéressent à la question de la dette historique, y compris le Centre de la Mémoire commune  pour la démocratie et la paix, cet impact existe encore, et s'étend à tous les détails de la vie sociale, du politique au culturel, en passant par l'économique. Il est nécessaire de le traiter de manière strictement économique, politique et juridique, sinon tout ce qui a été réalisé dans le temps réglementaire du match risque de disparaître. C’est pour cette raison qu’il faut exiger de nos colonisateurs la réparation des crimes économiques et sociaux qu'ils ont commis et qui nous ont fait perdre  d’innombrables opportunités de développement économique, politique et social.

En réponse à la seconde question, si le rôle de la justice transitionnelle est la construction d’un avenir démocratique, cet avenir devra se construire avec suffisamment de clarté, et rien n'est plus clair que les recommandations de la Commission Équité et Réconciliation qui peuvent servir de programme politique entériné par une partie de la société qui n’est pas nécessairement constituée de victimes directes, car la société dans son ensemble est la principale victime des violations flagrantes des droits de l'Homme.

Plusieurs expériences ont montré que cette question est très difficile et nécessite un débat profond et élargi en plus d’une vision unifiée, mais l’atteinte de cet objectif n’est pas impossible.

Rabat, le 20 février 2023