Le danger de confier la sécurité alimentaire aux producteurs - Par Bilal TALIDI

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Il suffit d’un tour par les réseaux sociaux pour constater comment les couches populaires tournent en dérision les tournées des commissions de contrôle

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Aux sources du rayonnement marocain au Mondial - Par Bilal TALIDI

Dans «La mémoire d’un Roi», Hassan II revient sur une partie du conflit politique entre le Maroc et l’Algérie Boumediene et comment le Maroc a pensé de manière stratégique à sa sécurité alimentaire à travers la politique des barrages, au moment où Boumediene se vantait de sa «révolution industrielle», estimant que ce processus lui permettrait à terme d’acheter les meilleurs produits agricoles de n’importe quel pays.

L’expérience a montré la justesse de l’orientation stratégique du Royaume : le Maroc s’est assuré une bonne partie de son panier alimentaire, alors que l’Algérie n’a réalisé ni sa «révolution industrielle», ni réussi sa «révolution agraire».

L’argumentaire gouvernemental

Aujourd’hui, face à la montée des prix des fruits et légumes, la question de la sécurité alimentaire des Marocains interpelle avec acuité et fait l’objet d’un large débat public.

Pour justifier cette situation, le gouvernement avance trois arguments : la hausse des prix des matières premières (semences et fertilisants) dans un contexte mondial bouleversé, la baisse des températures qui réduit la production particulièrement entre janvier et février, et la voracité des intermédiaires qui exploitent la baisse des productions pour se livrer à la spéculation.

L’Exécutif n’évoque pas dans son argumentaire la hausse des prix des hydrocarbures et considère que le soutien accordé aux professionnels du secteur a apporté une solution définitive au problème.

Ce qu’en dit l’opposition

L’opposition accuse, elle, le gouvernement de se focaliser sur les maillons faibles de la chaîne (les petits commerçants) et de détourner le regard de la source du problème (les grands producteurs). Elle attribue également la crise aux conflits d’intérêts de certains membres de l’Exécutif et des élites des partis politiques qui en forment l’ossature. L’Opposition s’en prend également au Chef de gouvernement, argue l’échec du Plan Maroc vert qui serait en partie à l’origine la crise alimentaire que connaît le pays. Citant l’exemple de la hausse des prix des hydrocarbures et des huiles, elle en attribue la cause à l’inclination du gouvernement à protéger les «grands requins».

Le paradoxe

L’humeur populaire véhicule à son tour une version singulière qui renseigne sur un paradoxe surréaliste entre des couches pauvres incapables de s’offrir un kilogramme de tomates ou d’oignons et une production nationale source d’aisance pour les exportateurs et pour leurs destinations (Europe, Afrique, Russie et pays du Golfe).

Ce qu’arguent les producteurs

L’objectif de cet d’aller au fond du problème pour en circonscrire les racines profondes. Les professionnels considèrent, selon leur version, que les hausses des coûts de production (semences, fertilisants et taxation du secteur) les placent devant un dilemme cornélien : augmenter les prix des produits destinés au marché local ou investir dans des produits destinés à l’export. A les en croire, leur message est parvenu au gouvernement, il y a plus d’une année, mais prétendent qu’il est resté sans écho. Actuellement, avec la baisse des températures et la réduction de quatre fois la production habituelle, ils se sont retrouvés devant le choix difficile.

Le gouvernement évoque, chiffres à l’appui, la différence entre le prix de vente pratiqué par les producteurs et le prix au détail et s’en prend, comme pour se dédouaner, aux intermédiaires et aux spéculateurs.

Ce que rapportent les médias publics

Quotidiennement, la presse rapporte des scènes burlesques où des commissions de contrôle s’agitent devant des détaillants, alors que les autorités parlent d’entrepôts de stockage des produits alimentaires (pommes de terre) pour créer des monopoles de fait et provoquer une fausse pénurie dans l’objectif d’augmenter les prix.

Ce genre de scènes crée une fausse réalité donnant à voir l’image d’une autorité présente et capable de redresser la situation au besoin, mais qui brille par son absence, délaissant des questions aussi stratégiques que la sécurité alimentaire aux producteurs (professionnels) et aux intermédiaires.

Considérons le problème d’un point de vue stratégique et voyons de plus près le rôle que s’est adjugé l’appareil exécutif face à une question aussi grave que la sécurité alimentaire du Maroc qui conditionne pour beaucoup la paix sociale.

L’entre-deux du gouvernement

Depuis le début de la flambée des prix, le gouvernement s’est contenté d’égrener un invariable chapelet de justifications, invoquant tantôt la pandémie du Covid-19 et ses répercussions, tantôt la guerre russo-ukrainienne et ses impacts sur les cours des matières premières, avant de se rabattre cette fois sur la baisse des températures et leurs effets sur la chaine de production.

Ce comportement révèle, en creux, l’oscillation du gouvernement entre le recyclage du discours des producteurs pour justifier la flambée des prix et la recherche d’un camouflage à son inefficacité à assumer son rôle de régulateur dans l’équation production-exportation, en tenant compte simultanément des attentes du marché local et des besoins de l’export.

Deux raisons principales

La situation inédite des prix des fruits et légumes peuvent être ramenées à deux raisons principales. La première réside dans les politiques gouvernementales qui ont confié la sécurité alimentaire du pays aux producteurs et affaibli le rôle de l’appareil exécutif réduit à une figure tutélaire sans prise sur le secteur, dans l’incapacité d’imposer son intervention même dans les situations exceptionnelles. La preuve en est que le jour où le gouvernement a décidé de taxer le secteur agricole, les producteurs ont riposté par le recours à la culture des produits destinés à l’export. Il n’y a qu’à méditer le volume des cultures de la myrtille et de la framboise dans la région d’Agadir dont les superficies se sont remarquablement étendues au cours des dernières années aux dépens de produits essentiels pour le marché local, pour s’en convaincre.

La seconde raison tient au fait que l’appareil exécutif a démissionné de son rôle de coordinateur et de régulateur dans le domaine de l’export et cédé toutes ses prérogatives aux producteurs qui contractent à leur guise des accords avec les importateurs d’Europe, d’Afrique et des pays du Golfe, sans se soumettre à une quelconque stratégie nationale devant assurer l’équilibre entre les besoins du marché local et la nécessité pour le Maroc de s’ouvrir sur l’extérieur.

Ce constat a été on ne peut plus palpable lors de la réunion tenue, le 13 février à Agadir, par le ministre de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et forêts, Mohamed Sadiki, avec les producteurs. Evoquant devant ses interlocuteurs la possibilité de suspendre les exportations, le ministre s’est retrouvé dans une position de faiblesse face à une salve de protestations des producteurs qui, faisant valoir les contrats les liant aux importateurs étrangers, ont invoqué, outre les lourdes pénalités susceptibles d’encourir s’ils suspendaient leurs exportations, le risque de perdre les marchés qu’ils ont mis du temps à conquérir. Pour in fine, aboutir à la proposition de la suspension provisoire des exportations vers l’Afrique, en attendant l’amélioration des conditions de production à la faveur de la hausse des températures.

Selon des professionnels ayant assisté à cette réunion, le ministre a formulé une série de sollicitations et de demandes aux producteurs, mais aucun d’entre eux n’a pris d’engagement clair, du fait que le Département de tutelle n’aurait pas donné de réponse favorable aux réclamations antérieures des professionnels au sujet de la révision de la TVA et des taxes sur les matières premières suite à la hausse de leurs cours. 

Ce qu’en pensent les consommateurs

La situation étant ce qu’elle est, il suffit d’un tour par les réseaux sociaux pour constater comment les couches populaires tournent en dérision les tournées des commissions de contrôle. En cause : le hiatus entre ce qui se dit dans les organes publics d’information et la réalité des marchés où elles réalisent que les prix n’ont pas changé ou accusent, au mieux, une baisse quasi insignifiante pour le panier de la ménagère. 

D’aucuns estiment que la flambée des prix n’est que le résultat de la crise des politiques gouvernementales, tandis que d’autres y voient les signes de l’impuissance de l’appareil exécutif face aux intermédiaires et aux spéculateurs. La réalité est que la crise est bien plus profonde : elle la conséquence logique d’avoir confié des questions stratégiques aux mains d’élites productives, naturellement plus promptes à agir selon leurs intérêts propres et à manœuvrer en fonction des options offertes, fut-ce au détriment de la sécurité alimentaire des citoyens.

Reprendre la main

Dans cet imbroglio, un étrange et périlleux paradoxe s’est révélé au grand jour pouvant expliquer les paramètres de la crise actuelle. D’une part, l’Etat a tenté de soumettre les producteurs à la taxation pour élargir ses recettes fiscales et abandonné dans la foulée son rôle de régulateur dans l’équation production-export. D’autre part, la sécurité alimentaire dans sa globalité a été confiée aux producteurs qui, dans les cas les plus généreux, consacrent 30% de la production au marché local et le reste à l’export, du fait qu’ils supportent déjà, arguent-ils, des pertes énormes à subvenir aux besoins du marché local. De ce point de vue, n’eut été les exportations leurs pertes seraient plus substantielles en raison de ce qui est consacrée à la consommation nationale.

Devant ce dilemme, vrai ou exagéré, la réponse consisterait à impérativement explorer sans attendre la manière dont l’Etat pourrait reprendre l’initiative, retirer aux producteurs la prérogative de la régulation de la production-export et revoir la conception qui cantonne la mission de l’Etat à élargir constamment ses recettes fiscales pour lui permettre d’améliorer les infrastructures de base.