Les Écoles Pionnières, une parenthèse ? – Par Bilal Talidi

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Avec la nomination de Saad Berrada (photo), la question de l’avenir des écoles pionnières s’est posée et une certaine confusion s’en est suivie : allait-on se contenter de ce qui avait été réalisé, et chercher un moyen de s’en défaire ? Allait-on poursuivre sa généralisation à tous les cycles de l’enseignement ? Ou bien le limiter au seul enseignement primaire ?

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Alors que le projet des Écoles Pionnières était présenté comme le fer de lance de la réforme éducative, il se retrouve aujourd’hui fragilisé par de sérieuses critiques institutionnelles. Entre absence d’évaluation crédible, désaveu du Conseil supérieur de l’éducation, et soupçons sur les modalités de gouvernance, ce projet – initialement ambitieux – semble, selon Bilal Talidi, incarner un ‘’modèle élitiste loin des réalités du terrain’’. Il s’interroge ensuite s’il est encore possible de sauver cette vision ou faut-il admettre l’échec d’une réforme pensée sans consensus ni fondement solide ? 

Avec le départ de Chakib Benmoussa de son poste au ministère de l’Éducation nationale, une grande question a été soulevée sur l’avenir du projet des Écoles Pionnières (مدارس الريادة), qui a constitué la réforme emblématique de l’enseignement avec l’arrivée de M. Benmoussa à la tête du département de l’éducation. Va-t-on poursuivre ce projet, et selon quelle vision ? Sera-t-il généralisé, et comment ? Ou bien y mettra-t-on un terme définitif ?

Une évaluation controversée

Un mois avant de quitter le gouvernement, M. Benmoussa avait affirmé, lors d’une conférence de presse au cours de laquelle il a présenté les éléments de la réforme éducative 2022-2026, que les Écoles Pionnières avaient fait l’objet d’une évaluation menée par l’Instance nationale d’évaluation relevant du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique. Il avait indiqué que les résultats de cette évaluation seraient exploités par la Commission nationale de certification, et avait annoncé des mesures en vue de généraliser ce projet au niveau de l’enseignement primaire, avec un début d’expérimentation au niveau du collège en vue de sa généralisation future.

Or, quelques jours après cette conférence de presse, le Conseil supérieur de l’éducation et de la formation a révélé que son instance d’évaluation n’avait pas encore réalisé cette évaluation, que cela relevait de ses projets à venir, et qu’il comptait établir les critères et indicateurs permettant d’évaluer l’efficacité et l’impact de cers écoles, notamment en ce qui concerne l’amélioration de la qualité de l’enseignement, la réduction du décrochage scolaire et l’épanouissement des élèves.

Cette divergence a mis en évidence un fossé institutionnel entre le ministère et le Conseil. Il est également apparu que l’ancien ministre cherchait à généraliser ce projet à tout prix, quitte à passer outre les instances institutionnelles et les exigences d’une véritable évaluation. La preuve : lors de sa conférence de presse, il a cité plusieurs évaluations des Ecoles Pionnières, toutes émanant d’associations ou de cabinets d’études ne disposant ni du statut ni de la crédibilité des organismes d’évaluation nationaux ou internationaux.

Saad Berrada, la remise en question de l’expérience ?

Avec le départ de Chakib Benmoussa en octobre 2024 et la nomination de Saad Berrada à sa place, la question a été relancée. Il aurait été possible de se débarrasser du poids de ces écoles, en imputant leur échec à un ministre désormais parti. Une certaine confusion s’en est suivie quant à l’avenir de ce projet : allait-on se contenter de ce qui avait été réalisé, et chercher un moyen de s’en défaire ? Allait-on poursuivre sa généralisation à tous les cycles de l’enseignement ? Ou bien le limiter au seul enseignement primaire ?

Lors d’une séance de réponses aux questions orales à la Chambre des conseillers, au cours de la dernière semaine de décembre de l’année passée, le nouveau ministre a pris la défense des Ecoles Pionnières, saluant les résultats qu’elles avaient obtenus, sans pour autant mentionner la moindre évaluation crédible. Il s’est basé sur les notes de contrôle continu dans le système Massar comme référence d’évaluation.

Ce n’est qu’en mars courant qu’il a chargé un cabinet d’études (Solap) de procéder à une évaluation de leur expérience, en envoyant une circulaire aux directeurs des académies régionales au sujet d’un processus de vérification externe, mené par des équipes de terrain du cabinet en question, entre le 10 et le 21 mars 2025. Cette opération porte sur un échantillon d’élèves des écoles de l’excellence dans le cycle de l’enseignement primaire, issus de différentes académies régionales d’éducation et de formation.

Les commentaires suscités par cette démarche ont porté sur deux volets : le premier concerne la gouvernance, et la question de savoir si ce recours à un cabinet d’études a respecté le cadre juridique régissant les marchés publics ; le second, qui nous intéresse davantage ici, touche à la crédibilité d’avoir confié à un cabinet privé l’évaluation d’un projet censé dessiner l’avenir de l’école marocaine.

Le ‘’désaveu du Conseil supérieur de l’Education 

Moins d’une semaine après que le ministre a mandaté ce cabinet (Solap), le Conseil supérieur de l’éducation et de la formation a publié son évaluation de ces écoles, dans un rapport intitulé : « Évaluation externe de la phase expérimentale du projet des écoles». Les résultats de ce rapport ont condamné la possibilité de généraliser ce projet, et ce, pour quatre raisons fondamentales :

  1. L’encadrement pédagogique des enseignants par les inspecteurs ne couvre pas ces écoles durant leur phase expérimentale. Il paraît donc illusoire d’envisager une généralisation, surtout que le projet ambitionne une visite hebdomadaire des inspecteurs auprès des enseignants.
  2. Les ressources financières, notamment dans les établissements éloignés et défavorisés, font cruellement défaut. Certaines écoles ne disposent même pas d’infrastructures de base comme l’électricité ou l’accès à internet, sans parler de l’absence d’espaces d’apprentissage adéquats.
  3. Les critères de sélection des écoles retenues pour la phase expérimentale ont privilégié les établissements disposant déjà d’un environnement favorable, ce qui a réduit la représentativité des écoles situées en milieu rural.
  4. Les contraintes liées à la généralisation du projet : elles concernent le respect des orientations de la vision stratégique et des dispositions de la loi-cadre, notamment en matière de modèle pédagogique, d’évaluation, de gouvernance, ou encore du degré d’implication des acteurs éducatifs.

Ce ‘’désaveu’’, qui a mis en lumière "l’illusion" des écoles de l’excellence – un projet élitiste et sélectif, dépourvu des conditions nécessaires à une généralisation – n’est pas le premier. Il avait été précédé par un autre camouflet infligé par le même Conseil dans son rapport de décembre 2024 sur « l’école nouvelle », dans lequel il a tracé les contours du modèle éducatif souhaité, et affirmé clairement que l’école de l’excellence en était très éloignée.

Il suffit de rappeler que l’un des messages-clés de ce rapport est que le renouveau éducatif attendu ne peut résulter d’efforts sectoriels isolés, en référence directe au projet des écoles de l’excellence, mais nécessite des initiatives coordonnées et un engagement collectif, incarnant un ‘nouveau contrat social entre la nation et son école**, laquelle doit être un projet de société visant la qualité pour tous, et non pour une minorité d’élèves vivant dans le « Maroc utile ».

En réalité, il est regrettable que le fossé persiste entre le ministère de l’Éducation nationale et le Conseil supérieur de l’éducation et de la formation. Il est inapproprié que le projet de réforme adopté s’éloigne des conclusions du consensus sociétal exprimé dans la vision stratégique et la loi-cadre. Et il serait risqué d’investir dans la généralisation d’un projet qui ne répond à aucune des conditions objectives de ‘’l’école nouvelle’’, qui mise sur la qualité pour tous, tout en cherchant à contourner la loi via des marchés « clientélistes », loin des exigences d’une évaluation scientifique rigoureuse.

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