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Partenariat euro-marocain : sortir de l'asymétrie, construire une vision industrielle partagée – Par Adnan Debbarh

Au-delà du cas technique des jantes — dont l'instruction est en cours à Bruxelles — se joue un débat plus profond : peut-on construire des écosystèmes industriels modernes en Méditerranée sans l’apport des investisseurs étrangers ? Et si oui, comment attirer ces "locomotives" — qu’elles soient chinoises, coréennes ou européennes — dans un cadre à la fois performant et conforme aux normes internationales, sans se heurter à une application trop rigide du droit commercial européen ?
À l’heure où l’Union européenne envisage de taxer certains produits marocains, le partenariat euro-marocain se retrouve à la croisée des chemins. Si le Maroc s’impose comme un acteur industriel et géopolitique stratégique, il attend de l’Europe une lecture plus juste et équilibrée des incitations nécessaires à son développement, explique Adnan Debbarh. Dans un monde fragmenté, il est urgent, écrit-il, d’ouvrir un dialogue sincère sur les règles commerciales et les ambitions partagées, pour construire un avenir industriel fondé sur la confiance, la réciprocité et la vision
Alors que l'Union européenne envisage de taxer certains produits industriels marocains, une réflexion stratégique s'impose. Le Maroc, acteur clé de stabilité en Méditerranée et partenaire de confiance de l'Europe, s’efforce de construire des écosystèmes industriels ouverts, compétitifs et attractifs. Or, comment attirer des investisseurs étrangers — ces "locomotives" industrielles indispensables — si chaque incitation est perçue comme une distorsion de concurrence ? Le débat est ouvert, et il mérite d'être mené sans faux-semblants, en tenant compte des réalités économiques et des ambitions partagées.
Alors que l’Union européenne étudie l'éventualité d'imposer des droits antidumping sur les jantes en aluminium exportées par le Maroc, une question fondamentale se pose : comment concilier, dans un monde marqué par l’instabilité et la fragmentation, la recherche de compétitivité industrielle et l'ambition d'un partenariat équitable entre voisins ? Cette tension illustre un dilemme plus large : celui de la coexistence entre les règles commerciales strictes et la nécessité de soutenir le développement économique des partenaires stratégiques.
Au-delà du cas technique des jantes — dont l'instruction est en cours à Bruxelles — se joue un débat plus profond : peut-on construire des écosystèmes industriels modernes en Méditerranée sans l’apport des investisseurs étrangers ? Et si oui, comment attirer ces "locomotives" — qu’elles soient chinoises, coréennes ou européennes — dans un cadre à la fois performant et conforme aux normes internationales, sans se heurter à une application trop rigide du droit commercial européen ? Cette question est d’autant plus cruciale que la relocalisation des chaînes de valeur, accélérée par les crises récentes, offre une opportunité unique de renforcer la coopération industrielle euro-méditerranéenne.
Depuis plusieurs années, le Maroc s’affirme comme un acteur régional incontournable. Sa contribution à la stabilité politique, à la sécurité, à la lutte contre l’immigration illégale et à la transition énergétique en fait un partenaire stratégique pour l’Union européenne. Dans un contexte marqué par les conflits et les reconfigurations géopolitiques, le Royaume apparaît comme un pilier de stabilité en Méditerranée et un pont entre l’Europe, l’Afrique et le monde arabe.
Sur le plan économique, le Royaume a fait le choix clair de l’ouverture, de l’intégration dans les chaînes de valeur mondiales et du développement de secteurs industriels compétitifs (automobile, aéronautique, connectivité, énergies renouvelables). Cette orientation volontariste nécessite des investissements massifs, des transferts de technologies et, surtout, l’implantation d’entreprises « locomotives » capables de structurer les filières, de former les compétences et de créer des milliers d’emplois. Ces entreprises sont le moteur indispensable d’une industrialisation réussie.
Or, c’est précisément là que les tensions apparaissent. Lorsqu’une entreprise chinoise, coréenne ou européenne choisit d’implanter au Maroc une unité de production destinée au marché européen, elle le fait souvent parce que le Royaume offre une combinaison gagnante : accès aux marchés, stabilité politique, ressources humaines qualifiées et incitations ciblées. Ces incitations, encadrées et transparentes, visent à accélérer le développement industriel national, dans l’esprit même des politiques menées par de nombreux pays — y compris européens — lors de leur phase de rattrapage économique. Pourtant, elles sont parfois perçues comme des distorsions de concurrence, ce qui freine leur efficacité.
Mais lorsque ces investissements se heurtent à des obstacles tarifaires, tels que les droits antidumping ou les accusations de subventions déguisées, le signal envoyé est contre-productif. Non seulement cela affaiblit la capacité du Maroc à jouer pleinement son rôle dans la reconfiguration des chaînes de valeur autour de l’Europe, mais cela fragilise également un partenariat qui devrait reposer sur la complémentarité et la confiance mutuelle plutôt que sur la méfiance.
Il ne s’agit pas ici de réclamer des passe-droits, mais de souligner que le Maroc ne saurait être tenu à un niveau d’exigence plus rigide que celui qui a prévalu dans l’histoire industrielle de nombreux États membres de l’UE. La Grèce, l’Espagne, le Portugal — et aujourd’hui certains pays des Balkans — ont tous bénéficié de soutiens publics importants lors de leur phase de développement, sans pour autant être exclus du jeu économique européen. Une approche similaire, adaptée au contexte marocain, serait à la fois juste et stratégique.
Dans un monde marqué par la fragmentation, le protectionnisme rampant et les tensions entre blocs, l’Europe a plus que jamais besoin de partenaires stables, crédibles et proches. Le Maroc coche toutes ces cases. Véritable pays-pivot, il se situe à la jonction de l’Afrique, de l’Europe et du monde arabe. À bien des égards, il incarne une alternative fiable aux dépendances excessives vis-à-vis de l’Asie, tout en offrant un relais essentiel pour la diversification des chaînes d’approvisionnement européennes.
C’est pourquoi il est urgent d’ouvrir un débat serein sur les règles du jeu commercial, en tenant compte des réalités du terrain, des ambitions partagées et des intérêts mutuels. Le respect des règles de l’OMC, la lutte contre le dumping ou les distorsions de concurrence sont essentiels, mais ils doivent s’accompagner d’une approche politique et stratégique du partenariat euro-méditerranéen. Une vision à long terme, fondée sur la confiance et la coopération, est indispensable pour relever les défis communs.
Le Maroc est prêt à jouer le jeu. Il investit massivement dans sa compétitivité, forme ses ressources humaines et respecte scrupuleusement ses engagements internationaux. Mais il attend en retour une reconnaissance de ses efforts et une volonté partagée de construire un avenir industriel équitable et mutuellement bénéfique. C’est à cette condition que le partenariat euro-marocain pourra pleinement réaliser son potentiel.
Le partenariat euro-marocain est à un tournant. Alors que le monde se recompose, l’Europe et le Maroc ont tout intérêt à renforcer leur coopération industrielle, en dépassant les asymétries et en construisant une vision commune. Le moment est venu de passer des mots aux actes, pour bâtir un avenir partagé fondé sur la confiance, l’équité et l’ambition.