Point de vue : Comprendre les réactions des islamistes aux orientations de la commission de révision du Code de la famille – Par Bilal Talidi

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Le roi Mohammed VI présidant, lundi 22 décembre 2024 au Palais Royal à Casablanca la séance de travail consacrée à la question de la révision du Code de la Famille

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Les réactions des islamistes au Maroc face aux orientations de la commission de révision du Code de la famille n’ont pas suivi une seule ligne directrice, et leurs positions pas uniformes au sein d’une même école de pensée.

D’aucuns ont tenté de répertorier toutes les positions des islamistes dans une même catégorie de rejet total de ces orientations, cherchant à raviver les tensions qui avaient marqué le Plan d’intégration des femmes au développement, lancé en 1999 par Mohamed Saïd Saâdi, alors ministre PPS du Développement social, de la Famille et de l’Enfance dans le gouvernement de Abderrahmane El Youssoufi. Ceux-là considèrent que les islamistes profitent de ce front pour marquer des points politiques et revenir sur le devant de la scène, comme ce fut le cas lors des élections de 2002.

L’approche d’Al-adle wa -al-ihsane et des salafistes

Dans les faits, cette appréhension des positions islamistes est totalement éloignée d’une compréhension approfondie de leurs positions et de leurs divergences internes. Le mouvement Justice et b-Bal agir (Al-adle wa al-ihsane, par exemple, a publié un communiqué révélant clairement le manque de consensus entre ses composantes. Ce communiqué combinait trois perspectives distinctes : 

La première appelait à se référer aux principes de la législation islamique, à respecter les conditions de l’ijtihad (effort d’interprétation) et à éviter de choisir des avis juridiques marginaux pour satisfaire une partie au détriment d’une autre.

La deuxième cherchait à mettre les oulémas officiels dans l’embarras en les incitant à expliciter leurs avis, leurs efforts d’interprétation et les bases juridiques de leurs positions.

 La troisième, enfin, visait à créer une distinction entre les oulémas et le roi, en exhortant les savants à assumer leurs responsabilités sans se soumettre aux dirigeants, qu’ils accusent de céder aux pressions internationales.

Les salafistes de leur côté ont également décliné des positions partagées : une majorité qui considère les orientations de la commission allant à l’encontre de la charia et influencées par des conventions internationales au détriment des prescriptions du Coran et de la Sunna. Certains de ce courant ont attaqué les oulémas et remis en question leur légitimité scientifique. Une tendance plus modérée, a abordé la question de manière plus nuancée, respectant la position des oulémas et celle d’Amir Al-Mouminine (Commandeur des croyants). Ils ont soutenu que la révision devait respecter le principe de ne pas prohiber ce qui est licite et de ne pas autoriser ce qui est illicite dans le Coran. Ils ont aussi demandé plus de clarté dans les orientations de la commission et exprimé des préoccupations concernant des dispositions susceptibles à leurs yeux de décourager les mariages, d’augmenter les divorces et de créer des tensions au sein des familles.

Le ton MUR-PJD, une même partition

Le Mouvement unicité et réforme (MUR) s’est montré extrêmement prudent dans son communiqué, insistant sur l’importance de la démarche participative prônée par le roi, Amir Al-Mouminine, qui a défini des référentiels clairs et confié au Conseil supérieur des oulémas la tâche de vérifier la conformité des amendements à la charia. Le mouvement a également appelé à poursuivre cette méthode participative dans les prochaines étapes et a exprimé sa volonté de réagir positivement lors de la phase de la rédaction législative et juridique de la réforme.

Une prudence similaire a été observée dans la gestion par le Parti de la justice et du développement (PJD) de sa position face aux orientations de la commission. Le parti a d’abord publié un communiqué général, similaire à celui du MUR, valorisant la démarche participative tout en émettant certaines critiques, telles que la nécessité de « faire preuve de sagesse et de précision dans la rédaction du projet de loi de révision du Code de la famille », de « prendre en compte des questions démographiques préoccupantes comme la baisse du taux de fécondité et le ralentissement de la croissance démographique », et de « garantir un équilibre entre les droits des hommes et des femmes ». Le parti a également salué l’appel du roi à créer un cadre au sein du Conseil supérieur des oulémas pour réfléchir aux questions liées à la famille et adopter des ijtihads conformes aux exigences de l’époque ».

Bien que le parti n’ait pas initialement détaillé ses observations, ce premier communiqué, publié le 24 décembre, a suffi à donner une idée des critiques à venir. Le parti a rapidement publié un communiqué détaillé, accompagné de déclarations de son secrétaire général diffusées sur Facebook et lors de réunions du secrétariat général. Ces interventions se sont concentrées sur les critiques déjà évoquées : la nécessité de réviser les orientations susceptibles de décourager les jeunes à se marier, de favoriser les droits des femmes au détriment de ceux des hommes ou d’introduire des réglementations excessivement intrusives dans les relations conjugales, ce qui, selon le secrétaire général, pourrait créer des tensions dans les relations matrimoniales et dissuader les jeunes de se marier.

Ces positions permettent de tirer plusieurs conclusions importantes. 

Quelques fissures dans le dogme d’Al-adl wa alihasane

Premièrement, le mouvement Justice et Bel agir traverse une période de bouleversements internes marqués par des tensions et des divergences. Ce constat est renforcé par le fait que le mouvement précédé le PJD dans la publication de sa position, un précédent qui ne manque pas d’interroger. Le mouvement, qui ignorait souvent les législations et politiques publiques, les considérant comme des problèmes secondaires par rapport au problème central du système politique, a cette fois donné la priorité à ce sujet. Le défunt Cheikh Yassin répétait souvent : « Nous ne perdons pas notre temps à élaguer les branches de l’arbre empoisonné ; nous nous concentrons sur la coupe de l’arbre à sa racine. » Mais ce dernier communiqué laisse transparaitre des fissures dans ce dogme fondateur du mouvement laissant place à la critique du système politique sous forme de point secondaire sous forme d’un conseil adressé aux oulémas.

Deuxièmement, le mouvement, qui qualifiait les oulémas de « savants de la cour » et remettait en question leur légitimité, semble désormais chercher à les distinguer du roi régnant. 

Troisièmement, dans son discours, le mouvement, qui critiquait directement le système politique et du centre du pouvoir, parle maintenant des caractéristiques du gouvernant (sa soumission aux pressions internationales) sans le nommer, et utilise le pluriel pour désigner les dirigeants, ce qui marque une évolution inhabituelle dans le ton et la rhétorique du mouvement.

Une « modération salafiste inhabituelle »

L'évolution la plus notable dans le discours des salafistes réside dans le fait que certains de leurs représentants les plus en vue – notamment Adil Rfouch – critiquer fermement la déclaration des Oulémas du Maghreb arabe qui remettait en question la légitimité du Conseil supérieur des oulémas. Il a qualifié cette déclaration d'excès de rigorisme, une attitude qu'il juge inappropriée pour des savants.  

Adoptant une position modérée, il a analysé les orientations du conseil des Oulémas avec un certain niveau de détail, approuvant certaines d'entre elles, formulant des observations sur d'autres, et appelant parfois à préciser les termes pour lever toute ambiguïté ou confusion. Il a également recours à des arguments juridiques islamiques et à une lecture spécifique des réalités sociales, ce qui suggère une capacité de proposition, ainsi qu'une volonté d’interagir et de participer activement.

PJD et MUR : « éviter de perturber toute initiative menée par le roi »

Pour comprendre la prudence initiale adoptée par le Mouvement unicité et réforme (MUR) et le Parti de la justice et du développement (PJD), il faut relever leur perception précise de la différence entre le contexte du Plan d’intégration des femmes au développement (1999-2000) et celui de la nomination par le roi de la commission chargée de réviser le Code de la famille. Cette dernière a été encadrée par des directives, des objectifs, et une référence claire et bien définie, avec des garanties suffisantes pour que cette démarche soit-t menée sous la supervision des oulémas et en conformité avec leurs efforts d'interprétation juridique. La question ne concerne pas une orientation gouvernementale ou les politiques d’un parti politique en tête du gouvernement, mais relève d’une volonté royale, d’une orientation de l’Etat, et d’une question qui s’inscrit dans le champ de compétence de la Commanderie des croyants.

Ainsi, l’approche adoptée par le mouvement et le parti a nécessité une gestion méthodique des propositions et critiques dans le temps, une transition de positions générales vers des avis détaillés, et une relecture approfondie des implications de l’appel du roi à maintenir la porte de l’ijtihad ouverte, en créant une structure au sein du Conseil supérieur des oulémas pour assurer le suivi et l’accompagnement. De même, les deux entités ont pris en considération les implications de l’évolution du discours du ministre de la Justice lors de certaines de ses déclarations médiatiques ultérieures. Ce dernier a adopté un ton plus apaisé et conciliant envers le Conseil des oulémas, s’est appuyé sur des arguments juridiques, a levé les ambiguïtés sur certaines orientations, a clarifié d’autres aspects et a montré qu’elles n’étaient pas liées aux images négatives qui leur avaient été associées. Il a également indiqué que la phase législative serait marquée par davantage de discussions, de précisions dans les formulations, et d’améliorations du texte juridique.

De manière générale, le comportement du PJD s’est distingué par une discussion modérée et détaillée, qui a pleinement adhéré à certaines orientations, a appelé à préciser d’autres, a approuvé sous certaines conditions des points importants, et a recommandé de dépasser certaines orientations. Ce parti a également insisté sur la nécessité de lier la révision du Code de la famille aux intérêts stratégiques nationaux exprimés dans les données statistiques, notamment celles relatives à la baisse du taux de fécondité, comme le révèle le recensement général, et à l’augmentation alarmante des divorces pour désaccord, comme mentionné dans le rapport du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire.

Tout cela indique que le PJD cherche à éviter de perturber toute initiative menée par le roi et aspire à en être un acteur essentiel. Cette volonté explique la rapidité avec laquelle il a publié un mémorandum détaillé dans lequel il clarifie ses positions et ses propositions en vue de la phase législative à venir.

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