chroniques
Retour sur le vécu confinementiel = II- Les orgasmes self-service de Kalthoum
Deuxième partie
En ce temps morose et bien sombre, prendre l’avis d’un jeune homme dont je suis oncle et qui se targue de n’avoir jamais fait le ramadan. Je lui conseillais, en cette matière, de ne pas faire dans l’exhibitionnisme. Ah ! les jeunes déjeuneurs. Mais je reconnais que, contrairement à beaucoup de jeunes de sa génération, il a un langage dépollué et non bâtardisé.
-Allô mec… ça gaze ton confinement ?
-Pas bien tonton. Ah le rester chez soi ! Trop de contraintes et interdictions ! Pas moyen de rencontrer les amis, mecs et gonzesses. Et les parents se relaient pour garder un œil sur leur fils unique que je suis. D’ailleurs à l’extérieur tout est fermé : night-clubs, bars, salles de sport et même les mosquées… Quant au vieux, ton frère, il a l’air de couler de bonnes journées entre ablutions, prières, chapelets, nettoyage de son dentier et zapping ; et ma pauvre mère qui remplace la bonne, confinée chez elle, est devenue, comme son homme, téléphage et ne cesse de lui rappeler la prise de ses médicaments et de parfumer l’air du petit salon qu’il pollue à l’envi avec son tabac et même ses rots et pets à répétition, parfois pudiques et souvent sonores. Il en impute la cause aux féculents dont il raffole et remplit la panse durant chaque jour que Dieu fait. Et la nuit, durant le sommeil, il lance des ronflements non-stop qui ont contraint ma mère à faire, depuis belle lurette, lit à part.
Comme pour le rappeler à l’ordre, je lui explicite ma question :
-Mais toi, en tant que jeune, comment tu égrènes les heures de ta journée ?
-Eh bien, dit-il, les cours à distance, mais ça ne vaut pas la classe et le prof en chair et en os, et puis télé, coups de fil, lecture, rêves éveillés et un peu de musculation moyennant les ustensiles de la cuisine. Mais mes meilleurs moments de relaxe je les passe au petit balcon à parler au mobile avec ma petite amie du balcon d’en face. Et c’est à toi seul que je peux dire ça, cher tonton. Elle est belle, elle louche un peu, et avant le foutu fléau quand je la fixais du regard, elle me saoule, et alors si le lieu s’y prête, on se jette l’un sur l’autre, et ainsi, elle, quelle pure merveille ! Mais à présent que nous sommes tous deux confinés, épiés, elle excelle à m’encenser de paroles mielleuses, ravissantes et toutes si bien sexuées. Quant à moi, je m’essaye à lui rendre la pareille mais sans être de son niveau. Et une fois appelée au périmètre familial, on échange des baisers aériens, et puis elle s’éclipse en me laissant dans un état de surexcitation intense. Et donc que faire, tonton, pour baisser la charge libidinale, sinon en allant revisiter Madame 5 comme au temps de ma prime adolescence, et si tu ne piges pas, il s’agit de houwa sabone alkaff, motivé aussi en cela par mon amuse-gueule aphrodisiaque que je picore chaque fois que j’en ai envie. Et si j’use de mots crus et impudiques, je m’en excuse et rappelle-toi que je suis un étudiant en biologie.
A présent, c’est le tour d’une femme amie, féministe rationaliste, qui fut belle et rebelle à couper le souffle, et d’ailleurs elle le reste en assez bonne position, en dépit du temps qui passe et qui casse. Militante et méritante, je ne pouvais pas me passer de sa réponse à ma fameuse question :
-Bonjour Lalla Kalthoum. Eh bien, étant tous logés à la même enseigne, comment gères-tu ton confinement ?
-Que dire, cher ami ? Je te mentirai si je te déclame que ma gestion est nec plus ultra. Le moral, je l’ai plutôt dans les chaussettes. Je suis, tu le sais, une femme engagée et d’action, et maintenant avec ce Covid-19 qui ratisse immensément large, j’en suis comme amputée. Même aller me recueillir devant les tombes de mes parents et mon mari, ça m’est interdit, comme d’ailleurs bon nombre de courses. Alors je me dois de vivre à huis clos dans l’attente de vraies bonnes nouvelles qui se laissent trop désirer et tardent à venir. Bonnes nouvelles en tête desquelles la fin effective de l’épidémie suivie par un déconfinement libérateur et sans risque aucun. Entre-temps j’essaie de faire la nique à l’ennui et à la monotonie qui sont, selon Baudelaire, la moitié du néant, mais je n’y arrive pas. Une amie m’a dit que elle, elle y arrive en pratiquant ce qu’elle baptise orgasmer en self-service. Mon sommeil n’en est pas un, car trop agité ou paradoxal et parfois truffé de pics cauchemardesques… Un connard hypermisogyne m’a saisi, il y a une semaine, d’un SMS revanchard : "Maintenant, me lance-t-il, tu peux par ce beau temps printanier mariner dans ton jus féministe et surtout militer en cultivant ton jardin", alors qu’il sait lui et sa femme infâme que dans mon petit balcon ne siègent que deux pauvres pots… Mais passons.
Je me souviens de ce connard pourri, une tête à claques, qui m’a dit un jour : "sais-tu, cher intellectuel, que le seul avantage que la femme a sur l’homme, c’est qu’elle met bas son nouveau-né, alors que moi et toi nous ne mettons bas que notre merde en en une ou plusieurs livraisons ?" Je lui ai fait signe de déguerpir hors de ma vue.
Je l’ai senti blessée, mon amie, et même humiliée. Alors pour la soulager, je me suis employé avec ardeur à lui rappeler ses hauts-faits dans la défense des femmes maltraitées, démunies et des mères célibataires ou seules, etc. Et puis, elle m’annonce qu’elle a mis son niqab pour sortir acheter sa pitance. Observant un instant de silence, elle me dit d’une voix apaisée :
-Ne t’en étonne pas, moi aussi, comme tout le monde, je dois mettre ce qu’on appelle faussement un masque, car celui-ci on ne s’en servait avant le Covid-19 que pour se déguiser et aller faire un hold-up ou participer à un bal masqué. Quant au mien, c’est bel et bien un voile en tissu blanc lavable que j’ai hérité de ma mère la tangéroise. Il me va et me protège tant et si bien que je projette le breveter avec motifs fleuris à usage exclusivement féminin, et c’est une jeune couturière qui en sera la bénéficiaire alors que son mari s’occupera des voiles pour hommes.
Enchaînant, comme pour valider son choix et son idée, je dis :
-Alors, à l’instar du "mariage pour tous" maintenant c’est "voile pour tous" comme au temps des Almoravides qui s’appellent aussi almoulathamoune (les voilés) contre les tempêtes de sable et la chaleur torride. Quel bel hommage post-mortem nous leur rendons ! Ironie de l’Histoire qui fait un bras de déshonneur aux islamophobes de tout poil, notamment les sulfureux populistes et partisans de l’extrême droite… Il est temps chère Kalthoum que je te libère. Prends soin de toi et que Dieu te garde.
Resté seul, pensif, je me suis dit que je ne serai pas étonné si elle me confie un jour que pour mettre du baume à son confinement et se préparer à l’après-pandémie, elle s’est mise à faire ses ablutions et prières quotidiennes en se justifiant que c’est là l’ultime carte qui lui reste à jouer. Soudain, un souvenir me remonte à la mémoire, comme pour m’égayer un peu, celui d’un bal masqué auquel j’ai participé nuitamment, il y a belle lurette, avec sur le corps une mini-djellaba jabliya, un tarbouch rouge écarlate, un papillon au cou d’une couleur vermeille assortie avec celle de mes espadrilles Nike et une paire de lunettes solaires flambant neuf.
Un autre souvenir, pathétique celui-là, me rappelle un flic, sur la plus belle avenue du monde, qui arrête une femme voilée, lui intimant l’ordre de se dévoiler. Prise de panique, elle s’exécute en montrant sa calvitie et clamant, les larmes aux yeux : c’est pour cacher ma disgrâce causée par un cancer que je me le mets, Monsieur. C’est alors que j’interviens pour demander au flic de laisser cette femme en paix vêtue comme elle était. Furieux, il m’ordonne de foutre le camp. J’ai refusé fortement, encouragé par trois gaillards venus à la rescousse, un maghrébin comme moi et deux frères africains. Les prenant à témoins, je leur dis l’objet du litige et au flic de faire son PV, mais - surprise! - il s’éclipse furtivement et se fond dans la foule, feignant répondre à une urgence professionnelle. La femme me remercie de tout cœur en m’embrassant la main et disparaît dans la bouche du métro, après avoir reçu de moi des baisers chaleureux sur ses deux mains et son front. Tressaillant d’émotion, j’ai eu le sentiment d’avoir vécu un moment de fraternité sublimissime. Et du coup, j’ai mesuré à quel point des Français dits de souche foulent aux pieds les valeurs de la France des Lumières et des Droits humains : Liberté, Égalité, Fraternité que nous aimons et aimerons toujours envers et contre les idéologues haineux et cabosseurs, les arabes de service et autres serfs volontaires et agents toxiques.
Le surlendemain, j’ai reçu de Kalthoum deux e-mails où elle accuse réception des deux miens qui tour à tour l’ont fait rire et pleurer. Elle m’a promis de me raconter de vive voix des drames et anecdotes dès que nous aurons recouvré notre liberté de rencontre et de mouvement. Elle m’en a livré seulement quelques titres : Une adolescente qui s’est défenestrée par dépit amoureux, une autre pour avoir perdu son fiancé fauché par l’épidémie… Une amie qui a fait deux tentatives de suicide, mais qui sont restées, selon son expression, lettres mortes… Un jeune homme qui lui a rapporté le cas d’un couple voisin qui a longueur d’heures se lancent véhémentement des injures pour ne pas en venir aux mains. La femme taxe son mari de sale virus et celui- ci lui réplique : ferme ta gueule sale corona… Une des collègues de mon informatrice reprend la cigarette après un sevrage de six ans et se met à fumer comme une cheminée, et ce dès qu’elle a entendu à la télé que la nicotine tue le coronavirus dans l’œuf ou dès ses premiers symptômes… Quant au vin, elle continue à en boire mais bien chauffé, car ainsi, dit-elle, il dérange le virus ou le sonne… Enfin, une cousine, poursuit Kalthoum, m’a conté un cauchemar où il a vu le virus métamorphosé en monstre tout de noir vêtu, avec sur la gueule un masque en peau zébrée puante et sur la tête une couronne truffée de clous et d’épines. Il la crucifie sur son lit et la viole sauvagement. Réveillée en sursaut, toute en sueur, souffle court et le cœur battant la chamade. Elle en informe sa généraliste, laquelle lui conseille de prendre une douche tiède, un calmant et d’être zen.
Avant de prendre congé de moi, je l’assure que mon vécu confinementiel bientôt elle le recevra, puis elle me promet de m’informer des SOS femmes battues, et part s’en acquitter et alerter qui de droit.
Une fois seul, je me suis mis à m’enquérir des nouvelles du monde, prenant acte qu’un virus dont on ne cerne pas encore le gène pathologique sème à ce point une monstrueuse pagaille inédite et tentaculaire, et ce sur terre, sur mer et dans les airs. De mémoire d’homme, c’est du jamais vu ! Hécatombes, cimetières et fosses communes à perte de vue à l’échelle planétaire ; économies mises plus bas que terre; entreprises aux abois ; pays de l’U.E en récession; la première puissance US (avec 1 million d’infectés empêtrée dans une crise monumentale et impuissante devant ses 25 millions de chômeurs, la chute du prix de pétrole à zéro dollar le baril, se trouvant, du coup, lui aussi, confiné (en stockage) tandis que le président évangéliste, le bourreau des palestiniens et le super serviteur des faucons israéliens ne cesse de cumuler bourdes et infamies, et qui pour ne pas choir s’agrippe fortement à sa trempe, et n’éprouve aucune gêne à taxer le réchauffement climatique de mensonge (it’s a lie), ni à priver l’OMS de la quote-part américaine (comme il l’a fait auparavant pour l’ UNESCO) et ce au motif qu’elle n’a pas vu venir le COVID-19, ni à prophétiser haut et fort que l’eau de javel et autres détergents sont l’antidote du coronavirus et qu’il serait bon de l’injecter aux malades. Cette recette abracadabrantesque, dit-on, lui aurait été soufflée par un virologue de pacotille. Quant aux pays en voie de développement à perpétuité, ils essaieront de survivre à crédit auprès du FMI et de la Banque Mondiale pour une incertaine relance, en hypothéquant leur liberté de choix et d’action et l’avenir des jeunes, autrement dit leur souveraineté politique, économique et haut delà.
Enfin, la pandémie, une fois jugulée après d’autres vagues et rebonds probables, ses retombées calamiteuses ne s’arrêteront pas aux secteurs ci-dessus indiqués, mais elles s’étendront au domaine psychosomatique. Ainsi les psychiatres auront beaucoup à faire avec les endeuillés de longue durée ou même à vie les névrosés obsessionnels, les asthéniques, les paranoïaques, les claustrophobes, les insomniaques, les déprimés à divers degrés et bien d’autres patients saturés de cicatrices et séquelles indélébiles, en somme les écorchés vifs, ceux qui éprouvent perpétuellement ce que Miguel de Unamuno nomme El sentimiento trágico de la vida.
A suivre