Une rampe vers le néant : chronique d'une inclusion trahie -

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Ces wydadistes en fauteuils roulant étaient censés suivre le match...

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Ce devait être un symbole de progrès, une rampe flambant neuve menant à un stade rénové. Mais pour un supporter en fauteuil roulant, ce 3 mai s’est transformé en douloureux rappel : l’accessibilité au Maroc reste, trop souvent, un geste sans destination. Une inclusion de façade, derrière laquelle s'efface la dignité. Jad Benhamdane, c’est lui, raconte son amour du Widad et ses péripéties au Complexe Mohammed V. Poignant, ce texte rencontré sur Facebook !

L’élan brisé d’un supporter

Il y avait tout pour rêver : le Complexe Mohammed V rénové, l’effervescence du retour du public, les pictogrammes flambants neufs, les rampes enfin installées. Pour ce supporter en fauteuil roulant, passionné de football, c’était une promesse de normalité, un souffle d’égalité, un instant d’évasion attendu depuis des mois.

« Je n’ai jamais été de ceux qui crient pour se faire entendre. Je laisse volontiers à d’autres le soin de mener les combats, de porter les causes, de défendre les droits. Non pas par indifférence, mais par choix. Par pudeur, peut-être. J’ai toujours préféré l’élan à la plainte, le mouvement au statut. Je suis plutôt et modestement de ceux qui transforment les épreuves en tremplins, les silences en éclats d’espoir. Depuis ma chaise roulante, j’ai appris à voir le monde à hauteur d’humanité, pas à hauteur de trottoir. J’ai écrit un roman, Ma vie en marche. J’ai gravi les échelons professionnels, convaincu que la dignité ne se mesure pas en mètres parcourus, mais en chemins rendus possibles.   

        

Jad Benhamdane, le wydadiste blessé, pas de ces blessures que les organisateurs du Complexe Mohammed V ont prévues

Mais ce samedi 3 mai, j’ai pris une gifle en pleine figure. Pas de celles qui font mal physiquement. De celles qui marquent l’âme. De celles qu’on reçoit quand, dans ton propre pays, on t’ouvre la porte avec des sourires… pour mieux te laisser sur le seuil.

Cela faisait des mois que j’attendais ce moment : le retour au Complexe Mohammed V, flambant neuf, tant attendu, tant annoncé. Revoir mon Wydad, retrouver l’odeur du gazon, les vibrations du stade, les chants déchirés dans le vent de Casa.

J’avais mon billet, comme un gosse devant sa première finale, mon accompagnateur à mes côtés, mon enthousiasme en bandoulière. Il faut dire que j’étais venu chercher un peu d’inconscience, une parenthèse d’évasion, pour m’extraire, ne serait-ce qu’un instant, du tumulte quotidien.

D’habitude, on nous faisait entrer par la porte du bas, celle des ambulances. Certes, on nous regroupait dans un coin, presque comme un troupeau qu’on parque à l’écart. La vue n’était pas fameuse — au ras du sol, au niveau des joueurs, posés à même la piste d’athlétisme. Mais au moins, c’était sécurisé. Et, à ma façon, j’apprenais à voir ce verre-là à moitié plein. Parce qu’entourés de policiers, nous étions protégés. Protégés des projectiles, des bouteilles jetées, des flammes, des fumigènes. Protégés d’un monde debout qui s’oublie souvent de regarder en bas.

Et là, miracle. Des pictogrammes de fauteuils roulants, visibles dès le boulevard, bien avant les portiques. Un bon nivellement du trottoir, des rampes impeccablement dessinées, une inclinaison parfaite. L’intention était là. Les policiers nous orientaient avec bienveillance, presque fierté. Tout semblait avoir changé. Le Maroc allait accueillir la CAN, et je me suis laissé porter par cette vague de progrès visible. Je me suis senti glisser sur cette rampe comme dans un rêve d’égalité. C’était beau, presque trop beau. Un frisson patriotique, un souffle de confiance. J’y ai vu un signe. Le signe discret, mais fort, que mon pays venait de faire un vrai saut. »

Une accessibilité sans finalité

Oui, des rampes avaient été pensées. Oui, des policiers avaient été formés pour orienter. Mais qui a pensé à l’arrivée ? Qui a prévu l’espace pour s’installer, respirer, voir, vibrer ? À quoi bon hisser les corps si c’est pour … ? L’auteur, par pudeur d’habitude silencieuse, crie aujourd’hui. Non à une égalité tronquée.

« Mais une fois en haut… le néant. Une impasse. Un cul-de-sac logistique et humain. Aucun espace réservé. Pas un mètre carré d’égalité. Juste une mer de jambes, un océan de torses dressés, de dos tournés. Tout le monde debout, tout le monde en feu. Nous, au ras du sol, absorbés par la masse, engloutis dans une scène écrite sans nous, et aveuglés à ce qu’on était venus voir.

On aurait dit une mise en scène d’inclusion, mais sans script derrière. Une rampe, oui, un fléchage, oui. Mais une fois à l’intérieur, livrés à nous-mêmes. On a pensé à la rampe. On a oublié la destination. Pas de visibilité, pas de barrière de sécurité, pas même un agent pour veiller à nous extraire en cas de débordement. Rien. Le moindre mouvement de foule et c’est le chaos. Une pression humaine sur nos épaules, au sens propre comme au figuré.

C’est comme si, à travers cette scène, on nous projetait notre handicap en pleine figure. Comme si on nous disait : « Vous n’avez pas de jambes ? Très bien. On va vous en mettre mille autour, juste pour vous rappeler à quoi vous n’avez pas droit. » On n’arrivait même plus à voir le bout de nos roues. À peine à respirer. Et pas une once d’organisation pour nous permettre de voir, de vivre, de vibrer. C’est ça, une inclusion imprimée sur les plans, mais effacée dans la réalité.

Regardez bien ces photos. Elles ne mentent pas. Voilà où mène cette fameuse rampe. Voilà ce qu’on appelle « accueil ». Une belle pente, un beau geste, et au bout, une marrée humaine debout, nous assis, invisibles. ‎

Et là, je me suis figé. Pas pour moi. Moi, j’ai rebroussé chemin. Un quart d’heure plus tard, j’étais chez moi, dans mon cocon, au chaud, devant l’écran. J’ai fermé les volets, coupé le monde, regardé le match comme si de rien n’était. Mais les images défilaient sans me quitter — pas celles du terrain, non : celles de ceux que j’avais laissés derrière. Ceux venus de loin, en bus bondés, en taxis collectifs, en covoiturage improvisé. Ceux qui avaient mis de côté chaque dirham pour quelques heures d’évasion. Et surtout, j’ai pensé à ceux qui viendront. Les supporters des autres nations, lors de la CAN ou de la Coupe du Monde. Ceux qui franchiront nos frontières et découvriront, dès leur arrivée, des rampes parfaitement dessinées. Mais derrière ? Quel accueil pour leurs citoyens en fauteuil ? Une promesse faite trahie en pleine lumière.

Le vrai vandalisme est institutionnel

Pendant que les réseaux s’indignaient des sièges cassés et des toilettes saccagées, une autre forme de vandalisme, plus insidieuse, passait inaperçue : celle qui efface les citoyens en fauteuil. Celle qui fait croire à l’égalité sans jamais l’appliquer. Celle qui signe des plans sans conscience humaine. Écoutons encore Jad Benhamdane :

« Il y a quelques jours, les réseaux s’indignaient des dégradations du stade. Des sièges arrachés, des sanitaires saccagés. Mais personne n’a filmé cette autre forme de vandalisme : celle qui piétine les corps assis. Celle qui efface les présences silencieuses. Celle qui prétend inclure, mais oublie d’ouvrir.

Qui sont les architectes de ce simulacre d’accessibilité ? Où étaient les techniciens, les chefs de projet, les bureaux d’étude ? Il y a forcément eu un comité, des réunions, des validations.

Où étaient ceux qui tamponnent tout et répondent de rien ?

Et ces responsables de fédérations, ces membres de comités d’équipes, toujours prompts à se montrer quand une sélection brille… Qui a cautionné et applaudi ces plans ? Qui a osé appeler ça un progrès ?

Je n’ai jamais voulu être une voix en colère. J’ai toujours préféré construire, avancer, croire. Mais aujourd’hui, je crie.

Je crie et j’écris. Et je vous demande de crier et de partager avec moi.

Pas contre notre pays, mais pour lui.

Pour que ce cri monte jusqu’aux décideurs, jusqu’aux salles où se signent les plans, jusqu’aux couloirs où s’oublient ceux qu’on ne regarde pas. Pour que cette rampe, la prochaine fois, mène quelque part. Et non vers l’humiliation. »

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