Japon: une ex-travailleuse du sexe photographie le quartier rouge historique de Tokyo

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 Le 10 février 2025, Beniko (à droite), une ancienne prostituée de bordel devenue photographe professionnelle, participe à une interview avec l'AFP alors qu'une poupée de silicone (à gauche) est photographiée derrière le bar interne du « Musée de l'art routier » dans le quartier de Mukojima, dans l'arrondissement de Sumida à Tokyo. (Photo de Richard A. Brooks / AFP)

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Dans les ruelles où se situait "Yoshiwara", l'ancien quartier des plaisirs de Tokyo, la photographe et ex-travailleuse du sexe "Beniko" cherche à capturer avec son objectif l'essence d'un monde qu'elle a bien connu.

A l'époque d'Edo (1603-1868), cette partie de la capitale, à dix minutes à pied du site touristique d'Asakusa, abritait des courtisanes de haut-rang dans un monde cloisonné de luxe et d'illusion.

Etabli en 1618 pour réguler la prostitution, Yoshiwara avait été déplacé dans l'est de la ville après un incendie en 1657.

"On attache souvent à ces lieux une +histoire négative+. La vérité, c'est que des gens y ont vécu (...) et lutté pour survivre", explique celle qui s'est choisi comme pseudonyme "Beniko".

La photographe de 52 ans, originaire de Saitama en banlieue de Tokyo, a travaillé une décennie dans le pâté de maisons Senzoku 4-Chome, encore appelé communément Yoshiwara.

Après une enfance difficile marquée par du harcèlement scolaire, Beniko avait commencé le travail du sexe dès 19 ans tout en menant des études d'art. "Un client m'avait alors dépeint Yoshiwara comme l'enfer sur terre, me disant: +Si tu vas (là-bas), ta vie est terminée+", se souvient-t-elle.

Beniko rejoindra quand même à 22 ans ces établissements tokyoïtes aux services à caractère sexuel.

Bains de vapeur 

Beniko arpente désormais les lieux appareil photo au cou. Elle pointe l'emplacement où se trouvait jadis l'arche de Yoshiwara, principal accès au quartier des plaisirs, surveillée pour s'assurer que les courtisanes ne s'enfuient pas.

Cette ancienne zone de prostitution réglementée est considérée comme l'un des berceaux de la culture populaire d'Edo. Yoshiwara a décliné après la modernisation à l'ère Meiji (1868-1912).

Après l'application d'une loi anti-prostitution en 1958, les lumières des quartiers rouges japonais se sont progressivement éteintes.

"Les autorités ont tenté de redynamiser Yoshiwara en transformant (les maisons closes) en auberges", explique Go Watanabe, propriétaire de la librairie Kastori spécialisée dans les quartiers rouges.

Mais les "bains turcs", établissements traditionnels de bains à vapeur, gagnaient en popularité: non destinés initialement à des fins illicites, ces lieux ont changé de nature avec l'augmentation de services sexuels clandestins.

Malgré l'interdiction de la prostitution, ces établissements rebaptisés "soaplands" proposent jusqu'à nos jours des services à caractère sexuel.

Beniko, qui a travaillé dans plusieurs d'entre eux, s'avance dans l'avenue Sumicho: les bâtiments colorés aux fenêtres condamnées des "soaplands" ouvrent leurs portes en cette fin de matinée, de la vapeur fumant au-dessus des toits.

"Chaque chambre n'est pas très grande, elle comprend un lit et une salle de bain", se souvient Beniko, qui anime des visites guidées du quartier.

Regain de popularité 

Après dix ans à Senzoku 4-Chome comme travailleuse du sexe, Beniko a souffert d'une douleur physique indescriptible, "vidée physiquement et mentalement", raconte-t-elle.

Beniko quitte alors ce quartier pour éduquer seule son fils unique, et reprend un emploi plus classique à mi-temps. Des années plus tard, elle se lance en autodidacte dans l'apprentissage de la photographie.

"J'ai commencé à poster des photos sur les réseaux. Peu à peu j'ai pris conscience que les endroits que je photographiais avaient un lien avec ma propre histoire", explique Beniko.

Alors que la sexualité reste un sujet tabou au Japon, elle fait le choix de témoigner à visage découvert sur sa chaîne YouTube et ses réseaux, malgré certains commentaires désobligeants.

"Je ne peux pas rattraper le temps perdu, mais je veux documenter l'industrie du sexe comme part de l'histoire", insiste la photographe.

Après le succès d'un premier livre, Beniko a entièrement financé son deuxième essai photographique grâce à des dons en ligne, récoltant l'équivalent d'environ 50.800 euros, huit fois plus que son objectif initial.

A l'inverse de Kabukicho, quartier rouge tokyoïte qui attire aujourd'hui l'attention des touristes étrangers, Yoshiwara restait jusqu'à récemment relativement méconnu.

Mais il a été évoqué ces dernières années dans des œuvres populaires, comme un film d'animation adapté du manga "Demon Slayer", et récemment dans un feuilleton historique de la télévision publique NHK.

A Senzoku 4-Chome, des "soaplands" affichent des pancartes écrites en anglais, il n'est plus rare de voir des curieux s'y balader. "Il y a la barrière de la langue, donc les étrangers achètent plutôt des souvenirs comme des livres ou des photographies", explique M. Watanabe.

Mais l'histoire du quartier attire aussi de plus en plus de Japonais, en particulier des trentenaires, affirme le libraire: alors que les contraintes sociétales se desserrent, "beaucoup cherchent dans l'Histoire un moyen de comprendre leur propre sexualité et identité". (AFP)

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