Chronique de Rachid Benzine enseignant ? l?IEP d?Aix en Provence, Chercheur associ? ? l?observatoire du religieux et auteur de plusieurs ouvrages

M?me si personne n?avait imagin? la?cr?ation d?un Etat islamique du Levant et de l?Irak par un groupe au d?part tr?s minoritaire, et imagin? la restauration par celui-ci de l?ancienne institution du califat (abolie par Atat?rk en?1924), Daech et le califat d?Al-Baghdadi ne sont pas des ?piph?nom?nes. Ce qui est en train de se produire est ? prendre au s?rieux, autant que le r?gime des Khmers rouges au Cambodge et la r?volution islamique de Khomeiny en Iran. C?est un mouvement durable, que ne parviendra pas ? ?radiquer la coalition militaire internationale qui se met en place. Ils pourront tuer Al-Baghdadi, un autre calife surgira, car la possibilit? de restaurer le?califat est inscrite dans de nombreux esprits.

Le succ?s de Daech est le fruit d?un encha?nement d??v?nements, de circonstances, de politiques qu?on peut faire remonter au moins au partage du Proche-Orient par les accords franco-britanniques de 1916 (accords Sykes-Picot) au moment de l?effondrement progressif de l?Empire ottoman. Mais dans les imaginaires collectifs de ceux qui adh?rent ? Daech, il y a aussi la m?moire des croisades, de si?cles d?affrontements entre mondes musulmans et occidentaux ; la m?moire des entreprises coloniales depuis Napol?on en?Egypte, jusqu?au traumatisme de la cr?ation de l?Etat d?Isra?l en?1948 sur une terre consid?r?e comme musulmane, en passant par la guerre d?Alg?rie. Daech est nourri par un sentiment profond et ancien d?humiliation des peuples arabes par l?Occident.

Il est nourri, aussi, par le conflit, issu de l?histoire de l?islam, entre chiites et sunnites et qui a pris, ces derni?res ann?es, une dimension qu?il n?avait encore jamais eue (car, c?est la premi?re fois dans l?histoire que les uns et les autres disposent de moyens financiers et technologiques aussi importants).

Il est nourri, encore, par le remplacement, ces derni?res d?cennies, d?un islam traditionnel (qui ?tait tr?s encadr? par diverses structures, institutions s?culaires) par un islam wahhabis? ou celui des Fr?res musulmans. L?islam venu d?Arabe Saoudite, en particulier, gr?ce ? l?argent du p?trole, gr?ce ? la centralit? concr?te du p?lerinage aux lieux saints, gr?ce ? Internet, a sacralis? tout une conception obscurantiste du monde, du rapport entre les hommes (et les femmes !) et entre les peuples. Plus modernes, moins obscurantistes mais tout autant sectaires et totalitaires, les Fr?res musulmans (? la fois adversaires et alli?s des wahhabites) ont, finalement, servi un m?me dessein : la soumission des esprits ? un islam totalisant et totalitaire.

L?Occident crie au ?terrorisme?, et des musulmans - Etats comme individus - leur embo?tent le pas. Mais Daech n?aurait pas ce succ?s s?il n?y avait pas une adh?sion profonde de toute une partie des musulmans du monde (principalement du monde arabe) ? ce qu?il repr?sente. Le r?ve de la restauration du califat a continu? ? habiter de nombreux esprits depuis 1924, ? commencer par ceux de la confr?rie des Fr?res musulmans.

Gouvernements de France, de Belgique, du Maroc sont compl?tement d?sorient?s en constatant l?enthousiasme que suscite Daech dans une partie de leur jeunesse. On?parle de quelque 500?jeunes partis de Belgique, de quelque mille jeunes partis de France, de plusieurs centaines d?autres partis du Maroc rejoindre les rangs des combattants de Daech. Parmi ceux partis de France, il?y?a, manifestement, un tr?s grand nombre de ?convertis?, dont des jeunes qui sont pass?s du jour au lendemain du sandwich jambon-beurre au jihad ! Beaucoup parmi eux ont cumul? les ?checs et sont pleins de ressentiments par rapport aux pouvoirs et institutions de leurs pays. Ils ont le sentiment que leurs vies ne sont pas respect?es et ne servent ? rien. Ils se mettent alors ? d?sirer se mettre au service d?un grand projet de bouleversement du monde. A d?faut de pouvoir ?sauver? leur propre vie sur cette terre, ils choisissent d?en ?sauver? d?autres, et de sauver leur vie pour l??ternit? (la croyance au paradis et ? ses vierges). Les m?canismes d?adh?sion ? Daech ne sont pas tr?s diff?rents de ceux qui ont fait choisir par d?autres, jadis, les?r?volutions marxistes, l?implication dans les?groupes comme les Brigades rouges italiennes, la Fraction arm?e rouge allemande, ou encore les gu?rillas d?Am?rique latine des ann?es?1960 ? 2000. Le messianisme marxiste-l?niniste est remplac? par un messianisme islamique.

En face de la mont?e en puissance des comportements barbares, beaucoup de musulmans s??crient : ?Tout cela n?est pas l?islam !? ou encore, comme ces jours-ci sur les r?seaux sociaux : ?Pas en mon nom !?. Ce n?est certes pas leur conception de l?islam, la mani?re dont ils vivent celui-ci dans l?intimit? de leur c?ur et en famille. Mais c?est n?anmoins l?islam obscurantiste enseign? toutes ces derni?res d?cennies dans la plupart des lieux de diffusion de la doctrine et de culture de la pi?t?. Nulle part dans ces lieux - ou presque - on incite les gens ? r?fl?chir, ? mettre en ?uvre leur esprit critique, ? faire preuve de discernement. On leur inculque une ?histoire sainte? de type merveilleux qu?on leur demande de prendre ? la lettre sans consid?ration pour les genres litt?raires et les significations profondes, o? aucune place n?est faite ? la compr?hension de l?importance et de la fonction des mythes fondateurs. La dimension historique de l?islam, les conditions de son ?mergence, ce qui l?a fa?onn? d?s ses origines est compl?tement ignor?, alors que sont sacralis?s d??v?nements et des textes qui sont, en r?alit?, le?fruit de contingences historiques o? les?enjeux de pouvoir et les int?r?ts ?go?stes ont ?t? pr?pond?rants. Ainsi, le seul moyen d?en finir avec la manipulation et la fanatisation des masses par les Etats non d?mocratiques et par les mouvements fondamentalistes, devra passer par l?acceptation du sens critique par rapport aux discours religieux, et par la prise de conscience qu?il faut combler le?d?ficit d?histoire.