L'extinction d’un paradigme

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La Maroc, des compétences à revisiter, des habitudes à recycler et des énergies à renouveler.  

Le ''Marocain qui rêve de dirigeants qui ne lui ressemblent pas''. En dix mots tout est dit. Tout le talent de Khalil Hachimi Idrissi, qui a maitrisé le Billet et la concision qu’il impose, niche dans cette antiphrase. Le texte, pourtant long, en introduction de l’ouvrage collectif « Maroc, de quoi avons-nous peur ?* », se lit comme du petit lait un matin de gueule de bois. C’est vrai, de quoi avons-nous peur ? A la lecture de Khalil, la réponse tombe comme une évidence : De nous-mêmes. Khalil Hachimi Idrissi est un journaliste, un observateur de la société marocaine et de ses rouages, et un poète. Dans son texte on retrouve les trois personnages. Sans fioritures, sans ambages, sans concession il esquisse un tableau, débordant de réalisme, des courants et contradictions qui travaillent la société marocaine. L'analyse n'épargne personne et épingle tout le monde. Sans discrimination. L’ensemble des composantes, la quasi-totalité des acteurs y passent dans une quête sereine d’un nouveau modèle de société. Bonne lecture. (NK) 

Le paradigme sur lequel le Maroc vivait au 20ème siècle est, aujourd’hui, dépassé. Il est devenu obsolète. Il en faut nécessairement construire un autre, un nouveau, qui prenne en compte des données nouvelles comme l’émergence d’un individu, en train de devenir citoyen, qui à défaut d’être bien instruit, est relativement bien informé.

Comme la distension du lien social qui impacte directement la vie collective qui ne peut plus se réclamer des valeurs anciennes de solidarité, de vie en groupe ou de destin lié. 

Comme l’absence d’un sens commun à l’idée d’intérêt général ou d’une vision partagée de l’avenir. Une déconstruction est en cours de ce qui faisait par le passé les caractéristiques essentielles de la marocanité ou de l’identité du Marocain. 

Comment est-on arrivé là ? Comment s’est opérée cette dissolution ? Que va sortir du maelstrom actuel ?

Dans des sociétés traditionnelles comme la nôtre où l’islam joue un rôle prépondérant l’accès à la modernité a une fonction de déstabilisation qui remet en cause tous les équilibres anciens.

La généralisation du salariat qui invite fortement à l’autonomie de l’individu, l’émergence de la femme dans la société comme un acteur central, l’aspiration à la démocratie et à la culture des droits de l’homme et finalement le souhait ardent de réussir sa vie et d’être épanoui dans un cadre familial libéré et émancipateur.

L’usage politique de la religion pour bloquer ces aspirations afin de maintenir l’ordre ancien n’a pas été un succès total 

Le désir d’émancipation est toujours plus fort. Ce blocage peut réussir conjoncturellement ou ralentir la marche du changement mais en tout cas cela ne se fait jamais d’une manière non conflictuelle. Un rapport de force est installé au sein de la société.   

Et les réactions peuvent parfois être brutales. Les convulsions de l’islamisme aujourd’hui nous renseignent sur la difficulté de cette résistance au changement. 

Il y a manifestement une lutte violente à l’intérieur du corps social entre les conservateurs et les modernistes sans que l’un ou l’autre groupe supposé constitué n’arrive à imposer un modèle suffisamment fédérateur susceptible d’aboutir à un nouveau projet de société.

L’attachement à la démocratie, ou pour être précis, le statut de la femme dans la société, reste tout de même l’ultime marqueur. 

Aujourd’hui le Marocain est perdu. Il rêve d’un Etat providence qui aurait les moyens d’assurer une couverture sociale à 100%, le plein emploi, la vie pas chère et la gratuité totale des services publics.

Il rêve aussi, majoritairement, d’une société régulée par la religion qui maintient chacun à sa place dans une société hiérarchisée où le pauvre s’en remet à Dieu, où la femme s’en remet à son mari et ou la fille est heureuse d’hériter la moitié de ce qu’hérite son frère. 

Le tout dans un cadre urbain aseptisé sans faits divers ni violences de rue dans lequel les femmes voilées — pour ne pas stimuler les tentations notamment masculines — seraient en sécurité absolue. Une sorte d’entropie sociale glaçante.  

La notion de liberté elle-même, telle qu’elle est diffusée, autoriserait tout un chacun de ne rien devoir, naturellement, au fisc car le modèle économique idoine dans cette vision du monde est celui de l’économie informelle. La contrebande des idées devient alors la philosophie suprême de la contrebande des marchandises. Sans coût éthique additionnel !     

Le Marocain rêve aussi d’une classe politique qui ne lui ressemblerait pas et qui serait un exemple de vertu, de bonne conduite et de rectitude. Ni voleurs, ni prédateurs mais des saints voués à l’intérêt public et à la bonne gouvernance. Un paradis sur terre. Hélas, le Marocain a la classe politique qu’il mérite. Le lien entre les deux n’est pas que dialectique, il est consubstantiel.

Parlons aussi de l’Etat ! A quoi sert-il, désormais, si la notion d’intérêt général est galvaudée, si le vivre ensemble devient facultatif, contingent, ou si la haine de soi en fait l’adversaire stratégique à abattre ? La haine de l’Etat qui aurait failli dans ses missions régaliennes, la haine des fonctionnaires prédateurs, des ministres illégitimes, de hauts fonctionnaires indignes,des dirigeants corrompus etc. est-elle suffisante pour construire un nouvel avenir ensemble. La vérité selon la vulgate numérique du jour c’est que nous n’avons plus d’avenir ensemble. Voilà, c’est fini !

Le populisme est un fascisme « euphémisé ». L’euphémisme ne sera, dans ce cas précis, que de peu de secours. Le populisme touche aujourd’hui quasi 100% des prises de parole publique dans les réseaux sociaux qui sont censés être le laboratoire du Marocain de demain et de la liberté d’aujourd’hui.

Qui y parle ? Des matamores, de grandes gueules, des salopards, des imposteurs, des escrocs etc. mais aussi les autres. Tant mieux ! C’est la liberté d’expression absolue, celle qui n’énonce que des vérités, jamais de doutes ; celle qui ne tremble jamais, elle affirme ; celle qui a la solution à tout et à son inverse ; celle qui cloue au pilori condamnant sans appel ; celle qui détruit les gens et leur honneur sans rattrapage possible. La parole fasciste a trouvé une nouvelle légitimité historique dans les médias sociaux. 

C’est ce néofascisme qui fait peur aujourd’hui. Au Maroc et ailleurs. Mais au Maroc peut-être plus qu’ailleurs car notre société trop fragile et trop travaillées par l’ignorance et la fatuité des ignorants n’a pas développé assez d’immunité contre l’autodestruction programmée. Cet attrait du vide, irrésistible.

Pas un jour où un pseudo sachant, un érudit, un expert ou un conseilleur ne prend la parole, par le truchement d’une vidéo plus ou moins élaborée, pour nous indiquer la voie du salut, la bonne conduite, l’idée salvatrice, les chemins de la raison ou les voies du seigneur. Le même ton péremptoire, les mêmes arguments d’autorité, la même certitude, la même violence verbale, la même haine, la même science infuse, la même impudeur, les mêmes idées reçues et, au final, les mêmes illuminations.

Les leaders d’aujourd’hui sont numériques, incultes, instantanés et omniscients. Leur culture se mesure en clics, leur expertise en « j’aime » et leur pertinence en « partage » ! Chaque période de l’humanité a eu sa boîte à outils intellectuelle. La nôtre offre un barda numérique assez efficace à tout quidam capable de formuler une vision du monde en 120 caractères. Un miracle de concision mais un abîme d’ignorance lapidaire. 

Mais revenons au fond de la question. Le négativisme ambiant avec ses leaders de pacotille menace-t-il le vivre ensemble marocain ? Oui certainement ! Car la parole fascisante s’est banalisée — on a tous l’impression d’avoir perdu la main — sans que des contre-pouvoirs démocratiques, endogènes ou sociétaux aient pris en charge ce phénomène. Il est difficile d’ailleurs de le faire sans passer pour un ennemi de la liberté, un suppôt du contrôle social ou du totalitarisme. 

Le vrai problème, aujourd’hui, est que la démocratie marocaine en construction basée sur la représentation notamment élective est en panne. Il n’y a pas de solution à attendre de ce côté. Et pour longtemps. Les relais partisans sont obsolètes, cassés ou inutiles. La médiation syndicale n’a plus d’idées sauf à réclamer mécaniquement des hausses de salaires dans des entreprises en panne et pour un travail de plus en plus rare. Une société civile dynamique certes mais indigente. Une classe intellectuelle murée dans un silence qui informe beaucoup sur son incapacité académique à saisir le réel. Et un secteur médiatique en crise profonde qui tourne radicalement le dos à l’éthique professionnelle en choisissant comme leaders de substitution les plus faillis d’entre eux ! Au Maroc la voie de la démocratie représentative a abouti à une impasse morale.

Sur ce champ de ruines, encore fumant, quel avenir pouvons-nous appréhender ensemble ? L’invocation de la construction d’un nouveau paradigme avec de nouveaux outils conceptuels ne peut pas représenter une solution en soi. Dans ce cas c’est au mieux un vœu pieu, et au pire une des manifestations de la méthode Coué.

Dans l’urgence du Printemps arabe, la constitution de 2011 a gravé dans le marbre des concepts anciens alors que le monde qui leur a donné naissance était en train de s’effondrer. Résultat : nous avons, certes, une nouvelle constitution mais trop bavarde et faite avec des idées anciennes ou dépassées. Sans parler d’audace, la part d’innovation, de créativité ou de nouveauté conceptuelle y est très faible. Voilà une piste sur le chemin du nouveau paradigme.

Il faut reprendre l’idée même de transition démocratique qui suppose une collaboration entre les pouvoirs et leur volonté d’aller de l’avant ensemble dans le respect des uns et des autres, en faisant des concessions mutuelles, pour construire la démocratie. 

Le raidissement politique actuel qui a donné naissance au négativisme ambiant, aux allures fortement nihilistes, est le fruit de la panne de cette transition.

Et il est, aussi, le fruit d’une incompréhension totale du rôle de chacun. Chacun croyant pouvoir se tirer d’affaire tout seul en doublant l’autre. L’équilibre entre les pouvoirs, leur harmonisation, et leur nécessaire modus vivendi, est le vrai moteur politique sur lequel se construisent la confiance, l’espérance, l’espoir et la visibilité. Ce sont les concepts clés du vivre ensemble. Une autre piste peut être à creuser.

La reconstruction sérieuse et endogène des instances de médiation sociale, médiatique, culturelle et politique est une nécessité absolue pour relancer la machine à fabriquer de l’espoir collectif en vue de la construction d’un nouveau modèle de société, viable, pacifié et inclusif. Mais avons-nous encore la force, le courage ou l’envie ? Le souhaitons-nous vraiment ? En avons le souffle et la patience ?

Revoir en profondeur, et d’une manière volontariste, le système de production, de participation et d’écrémage des élites. Remettre en marche le fameux ascenseur aujourd’hui arrêté au rez-de-chaussée. Il y a trop de gens sur le bord de la route qui attendent cyniquement que ça se casse la gueule ! Cette situation de spectateur de notre propre autodestruction n’est plus tenable. Il faut embarquer tout le monde dans un grand projet exaltant et collectif. 

Il reste une donnée spécifiquement marocaine et singulièrement porteuse d’espoir en cas de crise, c’est le rôle de la monarchie marocaine. Comment va-t-elle s’adapter face à ces mutations en cours qui, sans aucun doute, vont surdéterminer son avenir institutionnel ?  Comment va-t-elle anticiper ou accélérer la cadence des processus de modernisation qu’elle a entamés ? Comment va-t-elle maintenir les équilibres sociétaux alors que des forces centripètes puissantes travaillent la société ? Le Maroc s’est toujours sorti, historiquement, des situations les plus délicates grâce à la capacité d’adaptation de sa monarchie — facteur de modernité —  qui a toujours su rester au centre du jeu politique et qui a toujours favorisé l’unité et l’inclusion en étant le plus grand dénominateur commun de la nation. Cela est indiscutable.

Aujourd’hui la phase historique dans laquelle nous sommes : la dissolution de l’occident dans une mondialisation multipolaire, la globalisation économique qui a rebattu les cartes des anciennes puissances avec l’émergences de nouvelles, la puissance déstabilisatrice des NTIC et les nouvelles réalités qu’elles imposent, la montée en puissance des discours populistes, néo-fascistes et racistes assumés y compris dans les vieilles démocraties, l’avènement de nouveaux rapports de force géopolitiques notamment en Asie et dans les pays du golfe, nous imposent en tant que Maroc, d’être imaginatif, audacieux et ingénieux — nous en avons les capacités, le leadership et les fondements — pour déployer une nouvelle architecture politique de gouvernance  qui rompt avec les dérives anciennes et un nouveau modèle socio-économique basé sur un nouveau paradigme qui tient compte des obsolescences avérées et des décisives mutations écologiques, technologiques et biologiques en cours. 

Le Maroc ne peut pas être spectateur de ces mutations. SM le Roi Mohammed VI a déjà anticipé certaines d’entre elles. C’est un atout capital. Sur le solaire, la transition énergétique, la modernisation de l’Agriculture, les grands projets d’infrastructure, les nouveaux métiers du Maroc, l’audace numérique, l’ingénierie sociale etc. Nous avons avancé même si la morosité ambiante banalise tout et tue dans l’œuf tout espoir légitime ou tout sentiment de satisfaction. Mais il reste que le pays doit maintenir le cap du progrès en introduisant les aménagements nécessaires pour ne laisser personne au bord de la route et en ouvrant les chantiers institutionnels qui s’imposent. On ne doit avoir peur de rien, si c’est pour un meilleur Maroc.

Khalil Hachimi Idrissi

10 octobre 2018.              

*Ed. Orion, une kyrielle de signatures sous la direction d’Abdelhak Najib et Noureddine Bousfiha