Le lion du Tadla - Par Seddik MAANINOU

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Mohamed Charkaoui (à droite) et Seddik Maâninou

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Décisions douloureuses – Par Seddik Maâninou

J’ai longtemps attendu, devant l’écran de la télévision de Dar El Brihi, l’annonce du décès du grand patriote Mohamed Ben Abdellah Cherkaoui. La présentatrice a annoncé, le ton triste, le décès du célèbre joueur de football brésilien Pelé. Puis a présenté un reportage sur le trépas du Pape émérite Benoît XVI agrémenté de scènes sur sa vie et son intronisation au Saint-Siège, avant de passer à d’autres sujets d’actualité. Pas un mot sur le départ de l’une des figures illustres du Maroc et l’un des pionniers du Mouvement national. Décidément, la télévision de Dar El Brihi n’a aucun rapport avec l’histoire du Maroc et de ses hommes. Elle reste une chaîne non-professionnelle, ignorante de son rôle dans la construction du ferment national

Le patriote

Mohamed Cherkaoui a rejoint le Mouvement national à la fleur de l’âge et a adhéré au Mouvement national démocratique dont il a été élu membre du Conseil national lors du premier congrès en juillet 1946. Au cours du congrès de 1952, à l’âge de 30 ans, il a été élu membre du bureau politique du Parti démocratique de l’indépendance (PDI).

Le défunt s’est illustré comme une personnalité politique de premier plan lorsqu’il s’est attelé à l’organisation des sections du PDI à Casablanca et ses environs, ainsi que dans le Tadla, le fief de la célèbre zaouia Cherkaouiya. On ne retrouvera son nom sur aucun des deux Manifestes de l’indépendance présentés au Maroc, étudiant alors en France il n’était pas en possibilité d’en signer l’une ou l’autre.

L’avocat

A l’enlèvement de Mohammed V et l’exile de la famille royale (20 août 1953), il a été chargé, à côté d’autres camarades du Mouvement national, d’expliquer le dossier marocain à l’opinion publique française. Il a fait preuve d’un activisme constant au cours duquel il a noué des contacts avec des dirigeants politiques français. On compte parmi eux des hommes de gauche et des radicaux. Il a également entretenu des relations soutenues avec nombre de journalistes, au point de devenir une figure habituelle des salles de rédaction des titres prestigieux de la presse française.

Il s’est ensuite rendu au Caire avec la délégation du PDI pour renforcer les contacts avec la Ligue arabe et préparer le «dossier du Maroc» en vue de le présenter à l’ONU pour réclamer le retour de Mohammed V et l’indépendance du Maroc. Au cours de ce séjour cairote, il a tissé des liens étroits avec l’émir Mohamed Ben Abdelkrim Al Khattabi et plusieurs dirigeants égyptiens dans le monde de la politique, de la culture et de la presse.

Il a été ensuite chargé de se rendre à New York pour œuvrer, depuis les coulisses de l’ONU, à soumettre le dossier marocain à la 4ème Commission et convaincre ses membres de voter pour la cause du Maroc à l’Assemblée générale. La France, membre permanent du Conseil de sécurité, rejetait ce qu’elle considérait comme «une ingérence dans les affaires intérieures». Durant ces pérégrinations, Mohamed Cherkaoui se déplaçait avec des passeports yéménite ou pakistanais.

Le résistant

De retour au Maroc au début de l’été 1955, Mohamed Cherkaoui a entamé une tournée d’inspection dans les différentes sections du PDI et des cellules de la résistance, fournissant soutien et assistance aux démunis et aux familles des détenus. Il avait l’habitude de visiter mon père Haj Ahmed Maâninou à la prison Ain Ali Moumen et lui apportait vivres, soutien et réconfort, mais surtout le tenait informé de ce qui se passait dehors. Etabli dans sa tanière à Bejâad, il recevait des délégations des bourgs et des campagnes du Tadla qui lui exprimaient leur détermination à organiser des manifestations le 20 août, à l’occasion du deuxième anniversaire de l’enlèvement du sultan légitime, Sidi Mohammed Ben Youssef. Il leur conseillait invariablement : «Indignez-vous sans violence, manifestez sans confrontations !». Mais la confrontation se produisit, faisant des dizaines de tués, côté français, et des milliers de martyrs parmi les Marocains. L’opinion publique française s’est fiévreusement agitée, la presse parisienne évoquant «la barbarie des Marocains», passant sous silence les crimes de son armée coloniale.

L’interlocuteur

Le 21 août, feu Cherkaoui réussit dans des conditions pénibles et par des voies détournées à quitter Bejaâd pour se rendre à Paris où il mit son carnet d’adresses à contribution pour livrer à la presse française son témoignage oculaire sur la version réelle des faits, mettant en garde les Français contre ces incidents qui n’étaient que le début, les choses ne pouvant que dégénérer si la France persistait à ignorer les revendications des Marocains. 

C’est dans le contexte de cette activité des patriotes que le gouvernement français s’est empressé de tenir des réunions à Aix-les-Bains pour sonder l’avis et les priorités du Mouvement national marocain. Les revendications étaient on ne peut plus claires : le départ de Ben Arafa, le retour de Mohammed V et l’indépendance. Les mémoires du chef du gouvernement français, Edgar Faure, comme de son ministre des Affaires étrangères, Antoine Pinay, comportent nombre de références à l’activisme et aux interventions de Mohamed Cherkaoui.

Le négociateur

Dans le tout premier gouvernement du Maroc pré-indépendant, Mohammed V l’a nommé ministre d’Etat chargé des négociations avec le gouvernement français au sein d’une délégation composée de Driss M’hammedi, Abderrahim Bouaâbid et Ahmed Réda Guédira*. Après la nomination des trois derniers à des postes officiels, Mohamed Cherkaoui a poursuivi les négociations avec la partie française jusqu’au retour de Mohammed V à Paris pour la signature de la Déclaration de l’indépendance. Il a également accompagné le défunt souverain lors de sa visite à Madrid pour la signature de la Déclaration commune hispano-marocaine reconnaissant l’indépendance du Royaume.

Le démocrate

Né sous le règne de Moulay Youssef, Mohamed Cherkaoui a vécu 102 ans au cours desquels il a été proche de Mohammed V, ami de Hassan II et serviteur de Mohammed VI. Titulaire d’une licence en droit en France, il a fait ses études au Lycée Moulay Youssef à Rabat, puis au Lycée Lyautey à Casablanca. Au début de l’indépendance, lorsque les militants du PDI étaient la cible de persécutions, de kidnappings et d’assassinats, lui qui a échappé à une tentative d’assassinat sous le protectorat, il a édité «Démocratie», un journal en langue française, où il s’en prenait au pouvoir et au gouvernement, réclamant justice, liberté et démocratie.

Le ministre

Nommé ministre par Mohammed V, il a occupé sous Hassan II plusieurs portefeuilles, dont les Postes, les Finances, l’économie et le plan, les Affaires étrangères, la Défense... Au début de l’indépendance, le Maroc avait besoin de ce genre d’oiseaux rares, ces cadres spécialisés en mesure d’élaborer des plans de développement et des stratégies pour l’avenir et de renforcer les relations internationales du Royaume. 

C’est dans cet esprit et pour ces missions que Mohamed Cherkaoui s’est donné corps et âme. Mais il a aussi et publiquement dit son peu d’appréciation de la déclaration de l’état d’exception en 1965, affiché sa préoccupation de patriote devant les arrestations et les persécutions ayant ciblé certaines personnalités à l’époque, et exprimé ses réserves au sujet de la signature de la convention relative au tracé des frontières avec l’Algérie de Houari Boumediene.

L’ambassadeur

Mohamed Cherkaoui a été nommé ambassadeur du Maroc en France (1961/1964) où, à côté de la Princesse Lalla Malika, son épouse et la mère de leurs fille et trois garçons, le couple a impressionné le tout Paris par leur amabilité, leur douceur, leur prestige et leur générosité de cœur. 

Le Général De Gaulle avait coutume d’inviter à des déjeuners, au moins deux fois par an, l’ambassadeur et sa royale épouse dans le cadre d’une amitié jamais démentie entre les deux parties. De Gaulle voyait en la Princesse la sœur de Hassan II et la fille de Mohammed V qu’il a lui-même fait Compagnon de la libération en juin 1945.

L’académicien

Mohamed Cherkaoui a quitté les lustres du pouvoir et des responsabilités pour se convertir à l’agriculture et au tourisme. Libéré de ses responsabilités ministérielles et diplomatiques, il a transformé sa résidence en une réelle «académie» où, chaque samedi après-midi, il recevait ses amis pour des séances d’échanges et de dialogues sur des questions en lien avec le pays et les préoccupations de l’opinion publique nationale. J’ai assisté et participé, tout au long d’une vingtaine d’années, à ces séances de débat que menait Mohamed Cherkaoui avec beaucoup de sagesse et de compétence. Il avait le don, quand le débat s’enflammait et que les opinions divergeaient, de rapprocher les points de vue et d’apaiser les esprits. Je lui serai pour toujours redevable de m’avoir admis dans ce cercle qui se retrouvait dans l’intimité de son foyer plus d’un millier de fois.

Le fidèle

Une des qualités de Mohamed Cherkaoui est la fidélité ; et d’abord la fidélité à ses principes et à ses amis. Le défunt est resté à cheval sur les principes du PDI basés sur la démocratie, les droits de l’Homme, le multipartisme, la monarchie constitutionnelle et la justice sociale. Ce qui lui a valu beaucoup d’estime et de respect. Il tenait avec persévérance à rendre visite à mon père, que Dieu ait son âme, et a assisté à ses obsèques pour l’ultime au revoir et pour lui rendre un dernier hommage qui résonne encore dans ma mémoire. 

Aux funérailles, j’ai senti dans ma chair ce que c’est que d’être orphelin, Dieu m’a compensé par un père et un ami en la personne de Mohamed Cherkaoui. Avec son départ, je me ressens de nouveau orphelin. Je le revois recevoir ses amis et convives, toujours demander de leurs nouvelles et partager leurs heurs et malheurs. Lorsque j’avais subi une opération chirurgicale à Paris, il n’a cessé de demander de mes nouvelles et de m’insuffler force et courage. Et je suis convaincu qu’il en faisait de même pour tous ses amis.

L’intransigeant

Nos relations spirituelles et patriotiques sont restées solides et infaillibles. Pendant son alitement à cause de la maladie, nous sommes restés quotidiennement en contact. De son lit d’hôpital, entre la ribambelle de médicaments, il trouvait le temps de converser : sa mémoire est restée vive, ses conclusions toujours en phase avec ses convictions. On évoquait chaque jour les affaires du Maroc et les questions de l’actualité dans le monde. Il questionnait, il s’interrogeait, il cherchait l’information, continuellement à l’affut d’une analyse... Au fil des semaines, sa voix s’éteignait lentement et sa parole devenait inintelligible jusqu’au jour... où il fut admis en réanimation.

L’engagé

Le défunt a fourni des services énormes à la Patrie et a élevé haut et fort les couleurs du pays. Téméraire, il a été un soutien intransigeant aux causes de la liberté et de la dignité et en premier lieu celle de la cause palestinienne. Yasser Arafat et les grands dirigeants palestiniens, comme Hani El Hassan, avaient l’habitude de se rendre chez lui où ils trouvaient soutien moral et financier. Egal à lui-même, l’homme apportait son appui à tous les combattants musulmans partout dans le monde. 

Et comment, aujourd’hui qu’il n’est plus parmi nous, ne pas le revoir au premier rang des volontaires de la Marche verte à son départ un 6 novembre 1975. Paix et sérénité à l’âme d’un homme que le Seigneur a doté d’un don spécial et d’un prestige particulier. Tellement imposant et tellement présent que les Français l’ont surnommé «le baron de Bejaâd» et les nationalistes marocains «le lion de Tadla». 

*NDLR : Le 1er gouvernement Bekkaï a été en place du 7 décembre 1955 au 25 octobre 1956.  Le même jour, Abderrahim Bouabid, Mohamed Cherkaoui, Ahmed Réda Guedira, Driss M’hammedi, sont nommés ministres d’Etat chargés des négociations. C’est à ce titre qu’ils assistent Le 2 mars 1956, à la cérémonie officielle de signature de la Déclaration commune Maroc-France de reconnaissance de l’indépendance du Maroc. En juin 1956, Abderrahim Bouabid quitte ses fonctions de ministre et est nommé 1er ambassadeur du Maroc à Paris jusqu’en octobre 1956 date à laquelle il sera rappelé en guise de protestation contre le détournement par la France de l’avion transportant les leaders algériens du FLN.

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