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Les escales de l’Histoire des Juifs du Maroc
Photo d'archive fournie par le palais royal marocain le 15 janvier 2020 montrant le roi Mohamed VI lors d'une visite à la Maison de la mémoire, un musée dédié à la coexistence des juifs et des musulmans, à Essaouira.
« Les juifs sont le premier peuple non berbère qui vint au Maghreb et qui ait continué à y vivre jusqu'à nos jours. » Comme l'affirme le professeur de langue et civilisation hébraïques Haïm Zafrani. L’existence de la communauté juive au Maroc remonte aux prémices de l’Antiquité même si les témoignages historiques et archéologiques sont peu nombreux et imprécis pour cette première période. Certains historiens pensent même que des départs eurent lieu avant la destruction du premier Temple.
Une des légendes qui accrédite cette thèse soutient que Phéniciens et Hébreux se rendaient près de Sala (Chella) non loin de Salé, l’actuelle Rabat pour acheter de l’or. Mais le plus vieux témoignage épigraphique ne remonte qu’au IIe siècle de notre ère, s’agissant essentiellement d’inscriptions funéraires en hébreu et en grec trouvées dans les ruines de la Volubilis romaine, entre Fès et Meknès.
Des rabbins et des notables juifs reçus par le Roi Mohammed V à Meknès en 1956
Il semblerait qu’à partir de l’Ier siècle, suite à une forte immigration en provenance d’Orient, de Babylonie et d’Arabie, et à la judaïsation de tribus berbères en Maurétanie tingitane, la population juive s’accroît de façon régulière. Une autre vague importante d’immigration au Maroc fut déclenchée par les persécutions des Wisigoths en Espagne et en Gaule, antérieure à la conquête islamique de la péninsule ibérique.
Lorsque Fès, nouvelle capitale des Idrissides, accueille de nombreux immigrés juifs et musulmans de Cordoue et Kairouan, elle possède déjà un quartier réservé à la communauté juive, le Fondouk al-Yahoudi. Une partie de cette communauté s’installa également dans le quartier des Andalous et dans celui des Kairouanais.
Avec la domination de l’Espagne par les Almoravides, de nombreuses familles juives du Maroc décidèrent de s’établir en Espagne comme celle du célèbre talmudiste Isaac Ha-Cohen al-Fâsî (dit le Rif) qui résida à Cordoue en 1088. C'est au cours des années de souveraineté almoravide (1056-1147) que la condition des juifs d'Espagne s'était améliorée au point de susciter chez leurs coreligionnaires de la rive africaine du détroit une forte attraction et une inclination de plus en plus marquée à la mobilité. Seules les couches supérieures et les forces vives de la société juive concrétisaient leur volonté de s'expatrier, ceux qui restaient devenaient vulnérables face au rigorisme des Almohades (1148-1269) succédant aux Almoravides. Pour la plupart des chroniqueurs, le règne d'Abou Youssef Ya'qoub (al-Mansour) (1184-1199) marquait l'apogée de l'empire almohade.
Une famille de juifs berbères
C'est sous son règne cependant que la doctrine almohade fut strictement appliquée et que le christianisme maghrébin disparut. Les souffrances des juifs étaient quotidiennes en Afrique du Nord et en Espagne où ils étaient contraints de choisir entre la conversion, l'exil ou la mort. Dans le meilleur des cas, ils étaient soumis à l'interprétation la plus sévère et la plus rigoureuse de la dhimma et au port d'un signe distinctif. Le rigorisme des Almohades obligea une partie de la communauté juive à émigrer, dont la famille de Rabbi Maïmon, père de Maïmonide qui quitta le Maroc pour l’Egypte.
Avec les Mérinides, la vie culturelle, littéraire et artistique de la communauté juive put à nouveau s’épanouir. Le quartier juif de Fès-Jdid, ville nouvellement créée, fut placé sous la protection directe du souverain. En 1391, de nombreuses familles juives quittèrent l’Andalousie pour s’installer à Fès. La population juive de Fès s'accrut fortement et le premier mellah fut créé dans cette ville en 1438.
Lorsque des milliers de Juifs et de musulmans furent et persécutés expulsés d’Espagne en 1492 par la reine Isabelle la Catholique et du Portugal après 1496, les successeurs des Mérinides les accueillirent. Cet exode a entraîné l’arrivée de plusieurs vagues de Megorashim ( expulsés ) de langue espagnole qui s’opposeront sur certains points de culte aux Toshabim (autochtones), mais qui, surtout, vont enrichir spirituellement, matériellement et intellectuellement les communautés et en constituer des élites qui se mettront au service des souverains du Maroc. Ces exilés, grâce à leurs connaissances linguistiques, jouent un rôle d’intermédiaires actifs entre les occupants européens des villes côtières et les autorités marocaines, allant même jusqu’à occuper les fonctions de conseiller et ministre. Désormais, les juifs participent activement à la vie économique, voire politique du Maroc. À partir de la fin du XVème siècle, la communauté juive connut une période florissante sur le plan culturel grâce à d’éminents juristes, talmudistes, cabalistes et savants.
Une école de l’Alliance Israélite au Maroc, 1935
À partir du milieu du XVIe siècle et suite à la reconquête de nombreuses villes marocaines occupées par des nations chrétiennes comme Agadir, Safi, Azemmour, de nombreuses personnalités juives furent chargées par Moulay Zidane (1613-1627) et ses successeurs de négocier et conclure des traités d’amitié et de commerce avec certains pays européens. Cependant, la grande majorité de la communauté juive vivait dans des conditions déplorables, souffrant de son statut mais aussi des épidémies et disettes, comme, du reste, l’ensemble de la population marocaine.
Sous le règne du souverain alaouite Sidi Mohammed ben Abdallah (1757-1790), la communauté juive connut une véritable période de prospérité. De nombreux rabbins et lettrés de renom marquent cette époque par leurs œuvres et leur aura. À la mort du monarque, la communauté juive connut une période très difficile et douloureuse. Ce n’est qu’à l’avènement de Moulay Slimane (1792-1822) que la communauté juive et ses services rendus au royaume furent reconnus à leur juste valeur. Son successeur Moulay Abderrahmane (1822-1859) ira même jusqu’à promulguer un dahir rappelant avec force la protection due à tous les Juifs du Maroc dont le nombre était estimé à deux cent cinquante mille. L’instauration d’un véritable réseau scolaire à travers tout le royaume débuta par la création d’une école de l’Alliance israélite universelle en 1862 à Tétouan et contribua à la promotion intellectuelle et sociale de toute la communauté.
Avec Hassan Ier (1873-1894), le XIXe siècle se termine de façon heureuse pour la communauté juive. La production exégétique, juridique, philosophique et littéraire fut particulièrement abondante et de grandes figures illustrent les écoles de pensée de Fès, Meknès, Tétouan, Tanger, Salé, Rabat, Essaouira et Marrakech.
Cet équilibre multiséculaire a été bousculé, puis définitivement rompu au XXe siècle avec l’irruption massive de l’Occident au Maroc. Le Protectorat (1912-1956), la création d’Israël en 1948, puis l’indépendance ont conduit au dépérissement du judaïsme marocain en 1956. Pour la masse, la réalité coloniale n’est porteuse d’aucune amélioration. Sous certains aspects, elle représente même une régression. Au plan administratif, l’instauration de Commissions de notables, contrôlées par la Résidence à la place des anciens consistoires représente une perte d’autonomie de la communauté dont les membres passent du statut de Dhimmi « protégé » du Sultan à celui « d’indigène ». Dans le domaine économique, les grandes compagnies coloniales évincent les Juifs de leur fonction d’intermédiaires privilégiés entre l’Europe et la société marocaine. Simultanément, l’introduction des produits manufacturés accélère le déclin des petits métiers « spécifiques » (artisans, petits commerçants, colporteurs…) et paupérise une communauté qui, touchée de plein fouet par la crise de 1929, se citadinise de façon croissante. En 1950, sur 250 000 Juifs marocains, désormais seulement 20 % vivent en zone rurale, 80 000 à Casablanca. Non seulement le Protectorat déçoit les attentes y compris des élites françaises, mais il n'hésite pas à prolonger de la façon la plus discriminatoire et humiliante la politique de Vichy. Ainsi le décret du 22 août 1941 impose aux Juifs installés en ville européenne depuis septembre 1939 de retourner dans les mellahs. Seul le Sultan Mohammed Ben Youssef, le futur roi Mohammed V exprimera clairement et publiquement sa condamnation des lois antijuives de Vichy : « Je refuse de m’associer à une mesure que je désapprouve […] Comme par le passé, les israélites restent sous ma protection et je refuse qu’aucune distinction soit faite entre mes sujets. »
Cette absence de tout espoir avec la France coloniale laisse un espace politique où va se développer le projet sioniste. La création de l’État d’Israël et l’organisation de l’émigration seront vécues comme la réponse à une situation économique difficile, une impossible émancipation et une attente religieuse. Sur un total de 210 347 émigrants vers Israël recensés par l’Agence Juive (30 000 Juifs marocains ayant par ailleurs émigrés vers la France, le Canada et les États-Unis), un tiers (71 942) partent entre 1948 et 1955, deux tiers entre 1956 et 1963. La guerre Israélo-arabe de 1967 entraîne aussi une très importante émigration vers les Etats Unis, Le Canada ou la France.
Si la communauté juive marocaine s'est trouvée forte de plusieurs centaines de milliers d'individus jusqu'au XXe siècle, elle s'est réduite pour ne plus compter actuellement qu'entre 3000 et 7000 membres. La majorité de cette communauté se concentre à Casablanca et à Rabat. Essaouira (Mogador), l'une des villes du Maroc dont le nombre d'habitants de confession juive dépassait les 60%, n'en compte plus que très peu et les anciennes communautés traditionnelles de Fès, Meknès ou Marrakech ont perdu leur population et leur éclat. Les différentes communautés juives d'origine marocaine comptent désormais plus d'un million de membres à travers le monde.
Ainsi, la communauté juive, installée au Maroc depuis l’Antiquité, enrichie d’apports divers en provenance du Proche-Orient et du bassin méditerranéen, a évolué avec bien des vicissitudes au cours des différents règnes. Il en a résulté avec la communauté berbère, puis arabe, une coexistence et une symbiose se manifestant dans les divers aspects de sa vie culturelle et de son évolution sociale : dans la langue (judéo-berbère et judéo-arabe), la poésie, la littérature, la musique, les traditions, l’ethnoscience, l’artisanat, le droit, la jurisprudence, la science et la médecine.
Myriam Alila
Références :
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Annick Mello, « La communauté judéo-marocaine : DIASPORA ET FUITE DES ÉLITES », AUTREPART, 2002, P53-65.
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Haïm Zafrani, « Deux mille ans de vie juive au Maroc », Ed. Maison N euve et Larose, 1998, Casablanca
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Armand Lévy, « Il Était une Fois les Juifs Marocains », Ed. L'Harmattan, 1995, Condé sur Noireau