Le pouvoir incommensurable des mots

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*Universitaire sp?cialiste litt?rature fran?aise ,?Abdejlil Lahjomri est secr?taire perp?tuel de l'Acad?mie du Royaume

J?ai longtemps h?sit? ? lire le roman de Laurent Binet, ??La septi?me fonction du langage??. Le titre ne m?inspirait rien et je me demandais ce qu?il pouvait bien y avoir de romanesque dans la mort accidentelle de Roland Barthes. Il y avait, certes, les articles ?logieux des critiques parisiens, les distinctions qui l??lisaient, mais c?est surtout l?enthousiasme de mon ami Na?m Kamal qui m?a convaincu. Nous avons l? un roman habilement distrayant, hautement maitris?, enti?rement burlesque, totalement insolent, sur fond d?intrigue polici?re, et dangereusement d?jant?. Le style est haletant, les situations souvent improbables et impr?visibles. Mais c?est surtout le th?me premier du r?cit, ??cette septi?me fonction du langage??, que tous les protagonistes veulent poss?der aux prix de complots, de meurtres, d?assassinats, de vols et de mensonges, consign?e dans un manuscrit qui se serait trouv? dans la veste de Roland Barthes au moment de l?accident, que quelqu?un a subtilis?, a fait croire ? l?assassinat de ce grand critique litt?raire, qui va, me semble-t-il, en fin de compte, procurer au r?cit une force romanesque convaincante. Ce manuscrit, en d?voilant cette fonction qui s?ajouterait aux six fonctions du linguiste Roman Jakobson, donnerait ? son propri?taire une arme de manipulation redoutable. Il deviendrait le ma?tre des ?mes, parce qu?il serait alors le ma?tre des mots et d?tiendrait la puissance illimit?e du langage. A partir de cette v?rit?, souvent oubli?e, que le pouvoir des mots est justement illimit?, leur puissance d?vastatrice et paradoxalement salvatrice, nuisible et b?n?fique, au gr? du bon vouloir du possesseur de leur secret, l?auteur inspir?, a ?labor? une satire, une parodie, brillante et ?rudite, bienveillante mais cinglante de ce qu?on avait appel? la ??French theory??, ou pour les non initi?s d?un mot devenu familier ??La s?miologie??, dont Roland Barthes fut l?un des plus illustres repr?sentants.

Va justement d?filer dans ce ??polar s?miologique??, expression qu?affectionne l?auteur, la liste des d?fenseurs et des d?tracteurs de cette ??French Theory???: les Foucault, Kristeva, Sollers, Derrida, Sartre, Todorov, Althusser, Deleuze, Eco et bien d?autres.

Ce milieu litt?raire o? on s?aime, se d?teste, se jalouse, se ment, s?espionne, n?est pas d?crit sous des aspects r?jouissants. Et je m??tais dit que beaucoup de ceux qui sont encore vivants s?offusqueraient l?gitiment de ce traitement irr?v?rencieux. Mais l?auteur se d?fend avec une parade imparable?: tous ces intellectuels avaient revendiqu? la libert? du roman ? imaginer, ? partir du r?el, n?importe quelle situation. Laurent Binet, en les prenant aux mots, avait bien le droit par cons?quent d?imaginer que l?on pouvait, par exemple, ?masculer Sollers ? Rome parce qu?il avait lamentablement et piteusement ?chou? dans la joute oratoire qu?il avait provoqu?e.

Quel peut bien ?tre, ce pouvoir que procurerait cette fonction, si toutefois elle existait?? C?est ? un des derniers repr?sentants de la s?miologie que l?auteur confie le soin de l?expliciter au lecteur incr?dule. Umberto Eco dit?: ??Celui qui aurait la connaissance et la ma?trise d?une telle fonction serait virtuellement le ma?tre du monde. Sa puissance n?aurait aucune limite. Il pourrait se faire ?lire ? toutes les ?lections, soulever les foules, provoquer des r?volutions, s?duire toutes les femmes, vendre toutes les sortes de produits imaginables, b?tir des empires, obtenir tout ce qu?il veut en n?importe quelle circonstance??. Incr?dulit? du lecteur, certes, parce que cette fonction qui se r?sume au ??Quand dire, c?est faire??, pourrait se rapprocher de ce qu?affirment les th?ologies monoth?istes quand elles annoncent ?qu?au commencement fut le Verbe???, ??Que la langue pr?existe au monde??, ??Qu?il suffit de dire, sois, pour que la chose fut??.

Mais l?auteur ?vite la d?rive vers le blasph?me (en cela il fait bien), mais ne s?interdit pas de pr?ciser que les mots dans leur pouvoir illimit? et exorbitant deviennent ??paroles performatives?? et que rien, d?s lors, ne s?parerait le mot de l?acte qu?il annonce. Le roman sugg?re que c?est F. Mitterrand qui aurait d?tenu en fin de compte cette fonction, c?est pourquoi il aurait r?ussi ? devenir pr?sident en 1981 et que c?est parce que Barak Obama en aurait ?t? aussi le propri?taire heureux qu?il a pu audacieusement faire d?clamer par ses supporters ??Yes we can?? et qu?ils ont pu?.

Nous ?tions nombreux ? avoir ?t? s?duits par l?enseignement de Roland Barthes ? la Facult? des lettres de Rabat vers les ann?es 70 du si?cle dernier. Il ?tait venu pour y officier deux ans, il n?est malheureusement rest? qu?une ann?e, poursuivi par la vindicte de la communaut? enseignante fran?aise qui y s?vissait ? l??poque. Laurent Binet ne pouvait l?ignorer. ?S?il avait ajout? une s?quence dans son invention fantaisiste du ??LOGOS CLUB?? o? se d?roulent les joutes oratoires ??s?miologiques??, s?quence, qui aurait eu lieu ? l?amphith??tre Al Idrissi, son roman aurait acquis une dimension d?licieusement exotique. Nous aurions assist?, ?blouis ? une controverse savoureuse en r?parties de mots et de sens entre le regrett? Abdelk?bir Khatibi et le s?millant s?miologue Abdelfettah Kilito. Mais cette id?e n?a pas effleur? l?esprit de l?imaginatif auteur et nous ne saurons jamais qui de Khatibi ou de Kilito aurait eu le pouvoir, en coupant les doigts ? son contradicteur d?fait, de le priver virtuellement d??crire.

Pouvoir des mots, pouvoir du dire?! ??Quand dire, c?est faire???!

On aurait du aussi imaginer une suite ? ce roman et inventer une huiti?me fonction du langage?: ce serait?: ??quand dire, c?est oublier de faire??, mais cela est une autre histoire, un autre roman ? ?crire. Ce ne serait plus affaire de linguistique mais de politique.

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