L'amitié avec George Bahgory et la descente de Sadate au Beer-Sheva – Par Hatim Betioui

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Anouar Sadate lors de sa visite en Israël en 1977 (AFP)

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Une caricature, réalisée par l'artiste égyptien George Bahgory, qui deviendra plus tard un ami, montrait l'ancien Premier ministre d'Israël, Menahem Begin, debout à côté d'un puits, tandis que le défunt président égyptien Mohamed Anwar Sadate est assis dans un seau, prêt à descendre au fond du puits, disant : "Je descends récupérer les droits des Palestiniens de ‘’Bi’re seba’a" (Beer-Sheva).

Cette caricature a été publiée dans le magazine parisien "Al-Watan Al-Arabi" lors des négociations de Camp David en septembre 1978, qui ont préparé la signature du traité égypto-israélien de mars 1979.

Quelques mois après m’être délecté de ce dessin caricatural, Bahgory est venu dans ma ville natale, Asilah, en tant qu'invité du festival culturel international au début des années 1980, et nous sommes devenus amis. Et au fil de ses visites à Asilah, je grandissais en âge et en taille tellement qu'il m'a offert une fois un livre de dessins pour enfants publié par la Maison de la Culture de l'Enfant à Bagdad, intitulé "Quand je voyage", avec une dédicace disant : "À mon grand ami Hatim, de ton petit ami Bahjory."

Notre amitié a continué et nos rencontres se sont multipliées à Paris. Il a longtemps continué à venir à Asilah et à ses festivals culturels.

Une lecture au premier degré

Je l'ai visité une fois dans sa maison située au dernier étage d'un immeuble sur l'île Saint-Louis dans le 4e arrondissement de Paris, non loin de la maison de son ami, le défunt artiste égyptien-greco-français Georges Moustaki. En montant l'escalier épuisant pour le jeune que j’étais, je me récitais les premiers vers du poème " Moutardatou alwajh al-harib’’ (La poursuite du visage fuyant" du poète égyptien Ahmed Abdel Muti Hijazi sur Bahgory, publié dans le magazine "Al-Majalla" de Londres au début des années 1980.

Le début du poème dit : "Ton haut escalier / Où mène-t-il ? / Une marche monte et l'esprit aspire à la stabilité / Et Saint-Louis avec sa fumée d'hiver / Porte ses chapeaux..."

J'ai trouvé avec Bahgory dans sa petite maison, désordonnée, imprégnée de l'odeur de l'art, le défunt écrivain et critique égyptien Dr. Ghali Shukri, le critique de cinéma égyptien Sobhi Shafiq, et le poète et journaliste libanais Bassam Mansour, qui travaillait alors pour le magazine "Kul Al-Arab". Étant en présence de critiques et de poètes, j'ai profité de l'occasion pour parler du poème.

Je pensais qu'Hijazi faisait référence par "ton haut escalier" à l'escalier menant à la maison de Bahgory, et le poète Mansour partageait mon opinion. Mais je n’allais pas tarder à comprendre que j’en était à une lecture au premier degré. Dr Shukri, prenant une posture de critique strict, dit en un fort dialecte égyptien, en apportant de nombreuses preuves critiques: "Si Hijazi entendait ça, il se fâcherait", expliquant que l'auteur du recueil  "Martiyate al-‘omri al-jamil’’ (Élégie pour une belle époque) faisait référence à autre chose, qu'il avait tiré l'image d'une des histoires du prophète Joseph mentionnées dans la Torah,.

Je comprendrais plus tard que le poème exprime le style poétique d'Hijazi, caractérisé par une profondeur philosophique et l'expression de questions humanitaires telles que l'aliénation, l'évasion de la réalité et la recherche de soi et de l'identité dans un monde troublé.

Le visage fuyant dans le poème n'était qu'une référence aux multiples facettes de la personnalité que l'homme essaie de découvrir et de comprendre, mais trouve difficile en raison de l'entrelacement de facteurs externes et internes, tandis que la poursuite reste une simple expression de l'effort constant et des tentatives assidues pour atteindre une compréhension plus profonde, une quête qui peut être remplie d'obstacles et de difficultés.

Je vais m'éloigner de la philosophie et de ses mondes et revenir à la caricature pour dire que Bahgory a été le premier à dessiner le président Gamal Abdel Nasser. Il m'a raconté une fois que bien qu'il ne l'ait jamais rencontré, le président Abdel Nasser lui envoyait des messages par l'intermédiaire du rédacteur en chef du magazine "Sabah El-Kheir" disant qu'il était "content" de ses dessins. Bahgory m'a dit qu'il avait essayé de dessiner Nasser alors qu'il se trouvait à un mètre de lui, mais n'avait pu dessiner que ses yeux. Quand je lui ai demandé pourquoi il n'avait pas dessiné tout son visage, il a répondu en riant : "J'avais peur de dessiner son grand nez, donc..."

Les caricatures de Bahgory raillaient beaucoup, sans pitié ni compassion, Sadate après sa visite en Israël, ce qui l’a mis dans le collimateur des premières pages des journaux égyptiens. Sadate est allé jusqu’à ordonner sa convocation par le procureur général.

Le défait et le victorieux

Le nom de Nasser est associé à la défaite de juin 1967, tandis que celui de Sadate est lié à la victoire de la guerre d'octobre 1973 et à la réalisation de la paix avec Israël. Malgré cela, Nasser est resté aimé des masses. Je me demande ici : pourquoi les peuples arabes aiment-ils les dirigeants vaincus et rejettent-ils les dirigeants victorieux, réussis et sages ?

Sadate a mené la guerre en atteignant son objectif stratégique de briser la force de l'ennemi, d'annuler le mythe de la ligne Bar-Lev, et d'aller aux négociations de paix en position de force. Il a prédit la disparition de l'Union soviétique et a découvert tôt que 99 % de la solution au Moyen-Orient était entre les mains des États-Unis. Il a joué le jeu avec son ami Henry Kissinger avec maîtrise, et a réintégré le Sinaï au reste du territoire égyptien sans verser une seule goutte de sang, méritant ainsi à raison son titre de "héros de la guerre et de la paix".

Je me souviens que lorsque j'ai lu le livre "Autumn of Fury" du défunt journaliste égyptien Mohamed Hassanein Heikal, j'ai ressenti une sympathie infinie pour le président Sadate et mon admiration pour lui a augmenté, bien que le livre lui ait été nuisible. J'ai admiré l'ingéniosité politique et diplomatique de Sadate, le charisme de son leadership, et sa forte personnalité égyptienne. Mon admiration a encore grandi en voyant sa capacité à sortir l'Égypte de l'impasse.

Nul n’ignorait qu'Heikal était partial envers Sadate et ne l'avait pas traité équitablement dans son analyse de ses politiques. En fait, il est allé loin en le taquinant sur la couleur de la peau de sa mère. Il était évident qu'Heikal, dans sa colère d'automne, réglait des comptes personnels avec Sadate, surtout après les désaccords survenus entre eux après que Sadate ait pris le pouvoir en Égypte.

Heikal espérait jouer un rôle important aux côtés de Sadate, similaire à celui qu'il avait avec Nasser, mais les choses ne se sont pas déroulées comme il l'espérait, oubliant que chaque époque a ses hommes, et aussi ses femmes.