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Il est parti en paix le Capitaine Ali Najab ! – Par Abdelahad Idrissi Kaïtouni
« Je ne vais pas conclure cet hommage en disant qu’il repose en paix. Je suis sûr qu’il repose déjà en paix »
En ce jour de grâce du 26 novembre 2024 à 11 heures, mon beau-frère, que dis-je, mon frère, mon héros, notre héros, a tiré sa révérence après un dur combat avec la maladie. À un mois près, il aurait atteint ses quatre-vingt-et-un an.
Quatre-vingt-et-un ans bien remplis, intensément vécus avec un panache qui sied aux grand-hommes de son acabit. Et il en a été le plus représentatif de sa génération ! Jusqu’au 10 septembre 1978, date à laquelle son avion a été abattu, Ali Najab, pilote de chasse, n’était pas un officier comme les autres. Il incarnait l’image d’une attrayante modernité qui manquait cruellement à notre armée à ce moment-là.
En effet, grâce à son charisme, son audace mâtinée de bagou et d’entregent, et une détermination à toute épreuve, il avait réussi à projeter notre aviation militaire vers un renouveau qui ne trouvait ses limites qu’à cause de l’incompressibilité des moyens matériels et humains dont souffrait notre pays à cette époque. Tout ceci, joint à son abnégation légendaire, lui a valu estime et respect de tous ses pairs, et particulièrement les plus gradés.
Je ne m’étendrai pas sur la période qui a précédé sa capture, il l’avait suffisamment détaillée dans son livre. Pas plus que je n’évoquerai les vingt-cinq ans de captivité car c’est la trame de fond du livre qu’il nous a légué en héritage.
Je préfère rappeler les combats qu’il a menés depuis son retour de captivité fin 2003, car ils sont moins connus du grand public. Dès qu’il était revenu, il a fait preuve d’un surprenant activisme pour notre cause nationale.
Le militaire s’était vite converti en diplomate aguerri. Il avait investi les instances onusiennes à New York et à Genève. Ses témoignages avaient d’autant plus de poids, que c’est de son propre vécu qu’il parlait à ses interlocuteurs. Les auditoires onusiens étaient très impressionnés d’avoir en face d’eux la personne même qui a subi des tortures pendant une captivité qui a duré vingt-cinq ans. Les propos du témoin direct sont généralement plus crédibles que les discours rasant de tous les diplomates.
En parallèle, il a mené une active campagne de sensibilisation à notre cause nationale auprès de l’Administration et de l’opinion américaine. Reçu au Département d’État et au Sénat, il a trouvé à chaque fois les arguments qu’il a su exprimer avec l’accent de sincérité propre à la victime vivante, celle qui a survécu aux affres des geôles algériennes.
C’était là qu’il rencontra physiquement le Sénateur Mac Cain. Les deux hommes se connaissaient juste parce que l’un et l’autre présidaient l’Association des Prisonniers de Guerre de leur pays respectifs.
De cette rencontre naquit une belle amitié qui s’était prolongée par courriel interposé. Elle se poursuivra jusqu’au début de la campagne pour les Présidentielles américaines qui avaient opposé le Sénateur au futur Président Obama.
Jusqu’à son décès en 2018, Mac Cain a été un grand soutien à notre cause nationale. Il me plait d’imaginer que notre Ali Najab national n’était pas étranger à ce soutien.
Je me sens dans l’obligation de porter à la connaissance de tous ceux qui ont aimé Ali Najab, des faits que très peu de gens connaissent. Sur les quatre cent soixante compagnons d’infortune à Tindouf, un grand nombre d’entre eux, peut-être une centaine, ont vécu l’enfer à leur retour au pays. Une autre tragédie tout aussi insupportable que ne l’a été leur longue captivité !
Effectivement, après plus de deux décennies d’absence, certains sont revenus pour constater avec désolation qu’ils n’ont plus de foyer, leur famille disloquée, l’épouse volatilisée, les enfants déshérités, beaucoup de proches disparues.
Face à ce choc inouï, à cet immense traumatisme, ils cherchaient une écoute compatissante, une main secourable pour poser un cataplasme sur leurs blessures. Ils s’étaient rappelés qu’à Tindouf, il y avait un nommé Ali Najab qui prenait la place du père, du frère, de l’ami, et qui malgré lui, était devenu le confident de tous les prisonniers.
Ali Najab était devenu le réceptacle des doléances de ces malheureux qui ont été doublement damnés : d’abord par leur longue captivité, ensuite par la désolation qui les a frappés à leur retour. Combien sont-ils ceux qui ont trouvé du réconfort auprès de lui ? Nul ne le saura, car il était soucieux de préserver la dignité de ceux qui l’avaient sollicité.
Mais tout autour de lui, on savait toute la peine qu’il se donnait pour se rendre disponible pour répondre à ces appels au secours. Même à des heures indues, sans jamais marquer le moindre agacement, il allait répondre à ce qui s’apparentait à des appels de détresse.
Malgré sa discrétion, on se rendait bien compte de l’importance que ces actes, d’une haute portée humanitaire, avait pour lui.
Le fringant officier était bien connu pour sa bravoure et sa détermination, mais rares, très rares ceux connaissaient la grande sensibilité de l’homme et l’étendue de son humanité. La main toujours sur le cœur, prête à se tendre vers les sollicitations, et plus particulièrement celles de ses camarades d’infortune !
Rendre un hommage au brio du pilote, au militaire intrépide, restera incomplet sans mentionner sa dimension humaine. Insister sur l’humanité de Ali Najab, rappelle qu’on perd certes un héros national, mais aussi une personne aux qualités exceptionnelles. Avec lui, le mot Homme prend une résonnance gratifiante.
J’image que beaucoup des amis de Ali Najab aimeraient savoir comment s’étaient passés les derniers jours de sa vie. J’ai eu le privilège de l’avoir vu relativement fréquemment ces dernières semaines. Ce que je peux dire, c’est qu’il était resté d’un stoïcisme étonnant et d’une impassibilité déroutante depuis l’annonce par les médecins du mal incurable qui l’avait frappé, et ce jusqu’à ses derniers instants.
À la limite il donnait l’impression qu’il avançait avec une sorte de flegme face à l’inéluctabilité de son sort.
Fallait-il voir dans ce calme apparent l’attitude de quelqu’un qui voulait conjurer le sort, s’agissait-il d’une pudique résignation, ou encore, et pourquoi pas, était-ce la marque d’un courage qu’il voulait moins voyant ?
Il se savait diminué car son corps le trahissait chaque jour un peu plus. Mais son entourage connaissait l’étendu de sa souffrance. Une souffrance qu’il s’ingéniait à masquer pour ne pas indisposer ses proches.
Moi personnellement, je le voyais sourire fréquemment. Mieux, parfois avec des éclats de rire nous rappelant nos moments de complicité. Car sa lucidité était totale. Nous avons passé du temps à deviser, entre autres, sur les élections américaines.
Bien entendu Donald Trump était son favori de cœur et de raison. Je prenais un malin plaisir à le taquiner, allant jusqu’à suggérer que son candidat n’avait aucune chance car les médias, dans leur ensemble, lui étaient hostiles. D’un revers de la main il écarte l’objection en disant :
- Plus puissant que tous les médias réunis, il y a la Baraka du Maroc. Trump porte en lui cette Baraka qui va le faire gagner !
D’une manière prémonitoire, il rajoute :
- Tu vas voir la Baraka va devenir une grinta car il va tout gagner !
Nous sommes partis dans un rire bon enfant. C’est le cas chaque fois que le mot « Baraka » revenait dans nos discussions, car c’est l’occasion pour nous de nous remémorer l’époque de Hassan II, où nous jouions les exégètes des discours royaux.
Qu’il me soit permis de m’étaler sur ce côté anecdotique certes, mais qui illustre bien la profondeur du patriotisme de Ali Najab. Cela remonte aux semaines précédant la Marche Verte. Dans une interview Hassan II avait dit qu’il portait un « amour païen » pour le Maroc.
Ali et moi voulions comprendre ce que le Roi voulait dire par « païen ». Avec dictionnaires à l’appui qui expliquent le polythéisme des Païens, nous étions tombés d’accord que Hassan II, avait quasiment érigé la Patrie au rang de divinité.
Ali Najab était quelqu’un de profondément croyant. Pendant sa longue captivité, c’était dans la lecture régulière du Coran qu’il trouvait son réconfort et l’énergie nécessaire pour faire face à l’adversité. Pourtant, il n’avait pas hésité à conclure cet ancien débat entre nous, par cette formule lapidaire qui en dit long sur la virulence de son patriotisme :
- Le moment est venu de ne plus dire aux enfants que le Patriotisme fait partie de la Foi, (حب الأوطان من الإيمان), mais de leur enseigner que le Patriotisme est la Foi en elle-même (حب الأوطان إيمان في حد ذاته).
J’ai fait cette longue digression pour montrer à quel point Ali Najab avait l’amour de son pays chevillé au corps, à quel point son cœur, ses viscères étaient rythmés par le mot Maroc. Du patriotisme à l’état pur !
J’espère avoir trouvé les mots justes pour rendre cet hommage aussi sincère que possible. J’ai essayé d’évacuer toutes les émotions qui m’étreignaient pendant la rédaction de cet écrit. Je me devais à moi-même, à l’ensemble de la famille et à tous ceux qui l’aimaient, d’expurger de mon texte tout ce qui relève du plaintif ou du larmoyant. Le pleurer ne me parait pas très approprié, car ce personnage hors normes a su faire de sa vie un modèle du genre, malgré la douloureuse parenthèse de sa longue captivité.
En plus d’avoir été un héros, Ali Najab est aussi une leçon de vie !
J’ai dit que j’ai essayé de me mettre à l’abri des émotions pour rédiger cet hommage. Mais il est une émotion à laquelle je n’arrive pas à échapper, celle qui m’étreint quand je pense à sa femme Atika, ma belle-sœur. J’ai toutes les peines du monde à imaginer sa souffrance. Pourtant j’avais vu comment cette maitresse-femme, cette femme-courage avait vécu les affres d’une séparation avec son époux qui s’était éternisée sur un quart-de-siècle. On savait Ali et Atika fusionnels. Elle nous en donnait la preuve au quotidien. La foi dans l’inéluctabilité de son retour impressionnait. La dignité avec laquelle elle faisait face à l’épreuve subjuguait son entourage.
Nous étions tous admiratifs face à une sérénité qui masquait, tant bien que mal, les profonds troubles qui la remuaient au plus profond d’elle-même. À côté de la légende Ali Najab, pointait discrètement une autre légende, Atika Saiagh.
Sa légende prenait parfois la forme de tableaux qu’elle peignait et que lui suggéraient les émotions du moment : des scènes de guerre, des avions de chasse, et son bonhomme Ali avec des traits de quelqu’un harassé par les combats. Sa légende avait pris aussi l’habit d’un magnifique recueil de poèmes pour chanter, avec pudeur, les douleurs de la période de captivité de son mari.
Une autre émotion m’étreint quand je pense à la douleur de sa fille Ola. Ali a été capturé quand sa fille avait à peine trois ans, quand vingt-cinq ans après il l’a retrouvée, elle était déjà mariée. Elle lui a donné deux magnifiques petits-enfants. Meriem et Yazid étaient la fierté du papy qu’il était devenu. Ola a été très digne dans l’épreuve de la maladie, et a fait montre d’une grande abnégation pour l’accompagner jusqu’à son dernier souffle.
Je ne vais pas conclure cet hommage en disant qu’il repose en paix. Je suis sûr qu’il repose déjà en paix, car il est parti avec le sentiment du devoir accompli. Il reste à souhaiter beaucoup courage à sa femme, Atika, à sa fille Ola, et à l’ensemble des siens pour traverser cette douloureuse épreuve.