chroniques
Il était une fois Abdalilah Benkirane – Par Hatim Betioui
1982, un jeune barbu encore inconnu du grand public répondant au nom de Abdalilah Benkirane (G) se rend au siège du journal Al-Mithaq Al-Watani, et demande à rencontrer le directeur responsable de la publication, celui-ci n'étant autre que Mohamed Benaissa (D)
La petite histoire d’une scission
Chaque fois qu'Abdalilah Benkirane, ancien Premier ministre marocain et secrétaire général du Parti de la justice et du développement à référence islamiste, rencontre Mohamed Benaissa, ancien ministre de la Culture puis des Affaires étrangères, il le salue en disant : "Mon sauveur, mon sauveur". L’histoire de sauvetage se conte comme un récit de sciences politiques
Le 5 janvier 1982, un jeune barbu encore inconnu du grand public répondant au nom de Abdalilah Benkirane se rend au siège du journal Al-Mithaq Al-Watani, qui était alors l’organe de presse du Rassemblement national des indépendants, dirigé par Ahmed Osman, beau-frère du défunt roi Hassan II. Benkirane demande à rencontrer le directeur responsable de la publication, celui-ci n'étant autre que Mohamed Benaissa, à l’époque également député d'Asilah au Parlement.
Le message de Benkirane est clair : "Je viens de sortir de prison et je viens publier cette déclaration. Si vous la publiez, je n'y retournerai pas, sinon, j'y retournerai." Benaissa lit la déclaration, qui concernait la scission d'un groupe de membres de l'Association de la Jeunesse Islamique. Il fait alors appel au journaliste Mohamed Aujar, qui deviendra plus d'une décennie plus tard ministre des Droits de l'homme dans le gouvernement d'alternance dirigé par le socialiste Abderrahmane Youssoufi, puis ministre de la Justice dans le gouvernement de l’islamiste du Dr Saadeddine El Othmani, et lui donne comme directive de publier la déclaration avec un résumé en première page.
Les quatre divergences
Il y a un peu plus de trois semaines, Mustapha El Khalfi, l’un des dirigeants du "Parti de la justice et du développement" et ancien ministre, a déclaré lors d'une intervention dans une conférence du Forum d'Asilah sur le thème "Mouvements religieux et champ politique : quel avenir ?" : "Ce qu'a fait Ben Aissa en publiant la déclaration de scission est un acte d'une élite qui croyait en l'intégration de cette tendance (dans la vie politique nationale NDLR) lorsqu'elle renonce à la violence et adopte le travail dans le cadre des institutions".
Benkirane avait signé la déclaration au nom de 13 membres de l'Association de la jeunesse islamique qui étaient alors emprisonnés. Parmi eux se trouvaient : Allal Amrani, Idriss Chahine, Mohamed Yatim (qui deviendra ministre du Travail dans le gouvernement El Othmani), Mohamed El Amin Boukhabza, Abdelaziz Boumart, Idriss Boumart, Rachid Hazem, Abdelssalam Klich, Larbi El Othm, Saadeddine El Othmani, Abdelhamid Kebaj, Taoufik Assila, et Ahmed Lkhlifi.
La première étape du processus de dissociation a commencé lorsqu'un verdict de réclusion à perpétuité a été prononcé contre le guide de l'association, Abdelkrim Motii. À cette époque, la revue Al-Moujahid, parlant au nom de la "Jeunesse islamique", était publié à l'étranger. Il adoptait des positions qui n'étaient ni approuvées ni discutées avec les membres de l'association à l'intérieur du pays ou avec leur guide à l'étranger, notamment pour ses critiques et dénonciations des prédicateurs dans le monde et pour sa position ambiguë sur la question du Sahara marocain. Puisque Motii, comme l’indique la déclaration, ne s'est pas désolidarisé de ce magazine et qu'il y avait des preuves suggérant qu'il le soutenait, Benkirane et ses compagnons ont décidé les points suivants :
Premièrement : ils ont annoncé leur séparation organique de l'Association de la jeunesse islamique et déclaré qu'ils ne prenaient aucune responsabilité pour tout acte, déclaration ou position sous le nom de cette association.
Deuxièmement : ils ont affirmé qu'ils n'avaient plus aucune relation avec Motii, que ce soit dans le cadre de la prédication ou dans d'autres domaines.
Troisièmement : ils ont précisé qu'ils ne prendraient aucune responsabilité pour tout acte ou position que Motii adopterait ou ordonnerait, à partir de la date de publication de la revue Al-Mujahid en mars 1981.
Quatrièmement : ils ont exprimé leur conviction de travailler pour la prédication islamique et ont annoncé qu'ils allaient définir le cadre légal à travers lequel ils exerceraient leurs activités.
La publication de la déclaration dans le journal Al-Mithaq Al-Watani n'a pas plu à certains cercles influents, et Benaissa a reçu un appel téléphonique de protestation. Cependant, il est apparu par la suite que les hautes instances du pays avaient apprécié cet acte et ne voyaient plus en Benaissa seulement un passionné de culture et d'arts, mais également un "animal politique".
Les vertus de l’intégration Vs la répression
La publication de la déclaration de scission a marqué une nouvelle étape dans le parcours du mouvement islamiste au Maroc. C'était la première étape d'un long chemin qui a conduit à la formation du Parti de la justice et du développement et à sa prise en main du gouvernement après les élections de 2011. Dans un premier temps, Benkirane et ses compagnons ont fondé le Mouvement de l'unité et de la réforme, qui a adopté une approche modérée cherchant à réformer la société et la politique de l'intérieur des institutions. À la fin des années 1990, ils ont rejoint le Parti de la réforme populaire démocratique dirigé par Abdelkrim El Khatib, qui sera rebaptisé plus tard Parti de la Justice et du développement (PJD).
L'histoire du PJD a été possible grâce à la sagesse et à la vision de deux rois les portes du palais royal, mais ont toujours laissé des ouvertures pour l’intégration de toutes les composantes politiques de la société dans le système politique du pays. Au début des années 1990, le défunt le roi Hassan II avait invité les autorités algériennes à permettre aux islamistes de participer au gouvernement, estimant que l'Algérie pouvait être un modèle de coexistence démocratique, mais sa proposition fut rapidement rejetée par une déclaration claire affirmant que l'Algérie "n'était pas un laboratoire d'expérimentations politiques", ce qui entraîna pour ce pays une "décennie noire" dont les blessures ne se sont pas encore cicatrisées.
Le Maroc, a suivi le chemin inverse en s’appliquant ce qu’il avait conseil à l’Algérie. Le défunt roi Hassan II a pavé la voie, méthodiquement, pour la création d'un parti à référence islamiste. Puis est venu le règne du roi Mohammed VI, qui n’a pas sévi contre les islamistes, mais bien au contraire, le moment venu, a respecté les résultats des urnes en 2011 et 2016 en confiant les rênes du gouvernement au PJD pour deux mandats de suite, 10 ans en tout, jusqu'à ce que les urnes les écartent en 2021. Mohammed VI n'a emprisonné aucun de leurs membres, ni ne les a contraints à se replier dans un discours de victimisation, mais les a plutôt intégrés en tant que ministres dans son gouvernement. Le résultat en fut que le Royaume a gagné en sécurité et en stabilité et a progressé dans le développement et l'édification des institutions. Ainsi, le Parti de la justice et du développement est devenu un acteur politique, compétiteur aux élections et participant au gouvernement.
Lors du même Forum d'Asilah, El Khalfi a souligné que son parti a perdu aux élections de 2021, en ajoutant que cela arrive à tous les partis qui participent à deux mandats de gouvernement successifs, avant de conclure : "Et maintenant, nous sommes dans l'opposition au Parlement, avec un grand espoir de renforcer notre position lors des élections de 2026". La question ne réside pas dans la fermeture ou l'ouverture d'une parenthèse pour le Parti de la justice et du développement, mais bien dans un processus cyclique de flux et de reflux qui livre un modèle réussi et souple qui pourrait inspirer d'autres parcours dans la région arabe.