IL FAUT SAUVER GUIGNOL DU CHAMP DE MARS - PAR MUSTAPHA SAHA

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Julien Sommer, trente-huit ans, anime le guignol du Champ-de-Mars. Il exerce cette activité depuis l’adolescence aux côtés de Luigi Tirelli, marionnettiste pendant soixante ans, disparu en 2018 à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

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Après les bouquinistes des quais de Seine, préservés in extremis du désastre par une résistance opiniâtre et des indignations internationales, c’est au tour des activités culturelles, ludiques, séculaires, d’être sommés de disparaître corps et biens par le lobbying olympique. Toute la vie parisienne est priée de céder la place à la surveillance algorithmique.

Julien Sommer, trente-huit ans, anime le guignol du Champ-de-Mars. Il exerce cette activité depuis l’adolescence aux côtés de Luigi Tirelli, marionnettiste pendant soixante ans, disparu en 2018 à l’âge de quatre-vingt-dix ans.  Il doit impérativement fermer son castelet. Son contrat est autoritairement rompu. Sans aucune indemnisation. En tant que gérant de théâtre, il ne peut même pas prétendre au chômage. La tyrannie municipale sévit tous azimuts. Les balançoires, les voitures à pédales, les manèges sont soumis au nettoyage par le vide. Place aux boutiques commercialisant des gadgets olympiques. 

Le théâtre du Champ-de-Mars, dédié aux marionnettes gaine, est construit en 1902 dans le style Second Empire. Guignol, créé au début du dix-neuvième siècle par Laurent Mourguet (1769-1844), ouvrier dans une fabrique de soie, un canut, parle lyonnais. Sa truculence retient l’attention. Il porte une jaquette couleur marron et un chapeau de cuir plat.  Ses cheveux son coupés en catogan. La natte est réunie sur la nuque par un nœud.  Il défend les petites gens. Il dénonce les injustices. Il est accompagné  de son épouse Madelon, vêtue tantôt en robe camisole de lainage fleuri, tantôt en tablier avec un fichu blanc sur les épaules. Elle est  surnommée Mère-la-grogne. Gnafron, joyeux buveur de Beaujolais est le contradicteur complice. Une vingtaine des pièces de Laurent Mourguet sont recueillies et publiées en 1865 sous le titre de Théâtre lyonnais de Guignol par un magistrat, Jean-Baptiste Onofrio (1814-1892). Ces compositions d’origine s’intitulent Les Couverts volés, le pot de confiture, Les Frères Coq, Le Portrait de l’Oncle, Le Duel, Le Marchand de veaux, Le Dentiste, Le Marchand de picarlats, Les Valets à la porte, Le Déménagement, Le Testament, Le Marchands d’aiguilles, Les Voleurs volés, Tu chanteras, tu ne chanteras pas, L’Enrôlement, La Racine merveilleuse, Le Château mystérieux, Les Conscrits de 1809, Ma Porte d’allée, Les Souterrains du vieux château. Théâtre lyonnais de Guignol, recueil Onofrio, réédition récente Jeanne Laffitte, 1999.

Chaque spectacle de Guignol auquel j’assiste depuis l’enfance est une cure de désintoxication, une purification des pollutions mentales. Le castelet est une boîte magique. Les personnages surgissent et disparaissent par enchantement. Ils sortent du vide. Ils rentrent dans le vide. Ils s’engloutissent dans les entrailles de la terre, insaisissables, insondables, irrécupérables. Ils ne laissent que leur empreinte indocile, transgressive, subversive. Toutes les espiègleries, les bouffonneries, les pitreries, les diableries, les démoneries sont permises au nez et à la barbe des ploutocrates. Guignol a beau être persécuté, censuré, prohibé sous différents régimes, il est immortel. Le Second Empire tente en vain de l’ensevelir. Des plumes alertes, Victor Vuillerme-Dunand (1810-1876), Joanny Durafour (1853-1938), Gaston Baty (1885-1952), Albert Chanay (1874-1942), Pierre Neichthauser (1873-1953), Ernest Neichthauser (1876-1969) le ressuscitent, l’éternisent. 

Paris. Vendredi, 8 mars 2024. Un titre saute à mes yeux chez un bouquiniste, Guignol philosophe de F. Vérax, publié à Lons-le-Saunier par l’imprimerie Julien Payet & Co en 1877. Un opus conservateur de trente pages. Je le lis d’une traite. Dialogue entre Guignol et son ami Gnafron. Le procédé contestataire est récupère par la bourgeoisie. Les manipulations de la presse sont  toujours d’actualité. Plus un journal est argutieux, licencieux, scandaleux, plus il fait de bonnes affaires. « A peine arrive un fait  tant soit peu scabreux, aussitôt le journal de la localité donne un coup de tam-tam. A ce signal, tous les journaux proclament cet acte avec de grosses caisses. Et le fait brodé, commenté, exagéré fait le tour du pays. Il est difficile de ne pas se laisser attraper par les artifices d’une certaine presse. Elle sait si bien jeter de la poudre aux yeux. Elle sait si bien flatter les mauvais instincts qui germent dans les esprits. Le plus grand nombre des lecteurs ne retirent que le bénéfice du corbeau. Impossible de réformer l’opinion publique, égarée, obscurcie par tant de nuages, de mensonges, de sophismes qui s’élèvent de cet abîme qu’on appelle la presse ». Que dire des réseaux sociaux où les fake news façonnent effrontément les jugements ?

Beaucoup de bouquinistes proposent, avant tout, des reproductions de la Tour Eiffel, en affiches, en magnettes, en casquettes, en porte-clefs, en tasses de café. Les amoureux des livres se font rares ; Les boutiques de souvenirs made in China supplantent les enseignes historiques. La Tour Eiffel, ultime survivance de la mythologie parisienne, s’enferme dans une clôture de verre. Militaires de l’opération Sentinelle et vigiles armés aux portiques. Files d’attente interminables. Fouilles des sacs et des corps. Dans La Vie Errante, 1890, Guy Maupassant ouvre déjà son premier chapitre sur ce constat amer : « Je quitte Paris, et même la France, parce que la Tour Eiffel m’ennuie trop. Non seulement on la voit de partout, mais on la trouve partout, faite de toutes les matières, exposée dans toutes les vitrines, cauchemar inévitable. Peu importe la Tour Eiffel. Elle n’est que le phare d’une kermesse internationale. La puissante émotion de l’art est éteinte. S’éveillent des esprits d’un tout autre ordre, inventeurs de machines de toute sorte, des appareils surprenants, des combinaisons stupéfiantes de substances. Les conceptions idéales, les sciences pures, désintéressées, sont désormais interdites. L’imagination paraît de plus en plus excitable par l’envie de spéculation. Le génie d’un Isaac Newton capable d’un bond de la pensée d’aller de la chute d’une pomme à la grande loi régissant le monde, semble né d’un germe plus divin que l’inspiration pragmatique du fabricant américain de sonnettes, de porte-voix, de projecteurs ».

A Tour  Eiffel claquemurée, encagée, cadenassée. La crise se banalise, se commercialise, se rentabilise. Les innombrables entreprises de sécurité laminent le service public. La pensée n’est plus un recours pour sortir de l’impasse. La technocratie verrouille les issues. Les références se dévalorisent. Les repères se volatilisent. La municipalité gère les risques, l’improbable possible, l’invraisemblable admissible, l’absurde. Les décisions s’oxymorisent. La crise covidaire enracine définitivement la peur dans les cerveaux La peur de disparaître sans préavis. Peur de l’inconnaissable, de l’indéterminable, de l’indéchiffrable. Le viralisme ne laisse aucune alternative, aucune perspective. Les survivants se perçoivent comme des miraculés. La peur se met cyniquement, sournoisement en scène, s’orchestre politiquement. Les crédulités désespèrent. Les charlatanismes prospèrent. Les citadins fantomatiques, masqués, étourdis, hallucinés tâtonnent dans le brouillard. La mort, occultée de mille manières, met chacun devant son miroir. Le Champ-de-Mars, phagocyté par le Grand Palais Éphémère, n’est plus une promenade. Les artistes, les poètes, les philosophes, les lecteurs, les rêveurs le désertent. Les monuments inamovibles s’investissent pêle-mêle de commémoratisme, de festivisme, de donquichottisme. Tout et son contraire.  

Le Champ-de-Mars n’est plus ce qu’il était. Jusqu’au dix-huitième siècle, le terrain est consacré aux cultures maraichères, avant de devenir un champ de manœuvre dépendant de l’Ecole militaire. Pendant la Révolution française, le parc rebaptisé Champ-de-la-Fédération puis Champ-de-la-Réunion, attire les fêtes populaires. Le massacre du 17 juillet 1991, ordonné par le Maire de Paris Jean Sylvain Bailly, lui-même guillotiné deux ans plus tard,  assombrit l’histoire de la plaine paisible. Le 8 juin 1794, 20 prairial an II, Jacques-Louis David célèbre la fête de l’Être suprême. Il plante l’arbre de la liberté, symbole du consensus révolutionnaire. Maximilien de Robespierre préside la cérémonie. La première fête de l’Olympiade de la Révolution s’organise le 22 septembre 1796, avec des courses à pied, des luttes, des compétitions de chevaux, de chars. Le site accueille plusieurs expositions universelles en 1867, 1878, 1889, 1900, 1937. Le jeudi 8 avril 1971, l’artiste peintre marocain meurt, à l’âge de quarante-et-un-ans, dans l’anonymat total, sur un banc du Champ-de-Mars. Il laisse plusieurs dessins prémonitoires représentant une Tour Eiffel renversée. Peut-on encore parler de vie parisienne ? La cancel culture s’officialise. L’ostracisation se généralise. La mémoire se lessive à coup de marketing ravageur.

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