chroniques
Istiqlal dans l’étreinte des notables- Par Bilal TALIDI
Nizra Barka, actuel secrétaire général de l’Istiqlal (Photo) - Ceux qui, aujourd’hui, parlent d’un hold-up de l’Istiqlal par les notables du Sahara ou d’un conflit interne entre ses ailes, ne saisissent pas que le problème réside dans l’approche suivie par l’Istiqlal dans son rapport avec la praxis politique au Maroc et, plus particulièrement, dans le pari de son ouverture sur les notables (Bilal Talidi)
Des observateurs sont tentés par la simplification des évolutions en cours au sein du Parti de l’Istiqlal, laissant entendre qu’il s’agirait d’un incident contingent lié à une mauvaise gestion des différends avec la direction du parti
Mais, les convulsions de ce parti national, le plus vieux du Maroc, tiennent à sa manière d’interagir avec le système politique marocain et à sa conviction précoce de s’ouvrir à de nouvelles élites et aux notables
A l’épreuve du rural
Les partis historiques issus du mouvement national, et particulièrement l’Istiqlal, ont constamment tablé sur le processus électoral comme la voie royale de la réforme politique et constitutionnelle. Mais ils se sont heurtés à la réalité complexe de l’opération électorale, dont le sésame n’est autre, selon la thèse de Rémy Leveau, que les élites paysannes, ou les notables, qui façonnent la carte électorale de par leur forte présence dans ce « domaine réservé » qu’est le monde rural.
Le découpage électoral a toujours fait, et continue à faire des campagnes et de leurs figures un facteur déterminant dans le résultat des scrutins.
L’enracinement en milieu rural n’a jamais été un problème pour l’Istiqlal. Son histoire patriotique et son combat contre l’occupation ont permis au parti de Allal El Fassi, leader et l’un des fondateurs du parti, à s’implanter en milieu rural et à y installer un réseau de cellules de résistance transformées à l’indépendance en sections.
Mais avec la promulgation de la loi sur les libertés publiques (1958) et la scission de l’Union nationale des forces populaires (1959) qui l’a amoindri, l’Istiqlal s’est retrouvé en face de rivaux farouches, fortement soutenus par le pouvoir, qui ont graduellement affaibli sa présence dans le milieu rural. Cette perte d’influence l’a contraint à compter, pour sa performance électorale, sur ses élites citadines et sur ce qui restait des militants dans les campagnes ou dse familles istiqlaliennes qui représentaient les élites agraires.
Tout au long du processus démocratique (de 1975 jusqu’à l’alternance consensuelle de 1999), l’ouverture sur de nouvelles élites et les notables ne s’est pas posée. Au cours de cette période, les campagnes électorales et les élections n’étaient pour l’Istiqlal qu’un outil dans le combat politique avec les différents centres de pouvoir. Considérant que celui-ci créait des partis de la majorité et organisait des élections pour leur permettre d’accéder au gouvernement dans un simulacre d’élections, l’Istiqlal menait une lutte électoral sous-tendue par une culture d’opposition au pouvoir, ou du moins, dans son cas, à la conception qu’a le pouvoir de la gestion des affaires publiques et de sa relation avec le sens profond de la démocratie.
A l’épreuve de la mutation
L’avènement du Roi Mohammed VI en juillet 1999 allait opérer une important mutation dans l’approche politique des Istiqlaliens, renforçant ainsi une ligne qui a toujours été majoritairement la leur, du moins depuis la Marche Verte en 1975 pour la récupération du Sahara, à savoir que la lutte pour le pouvoir étaient définitivement révolue avec la réintégration dans le jeu politique et institutionnel des partis historiques qui ont campé quasi « éternellement » dans l’opposition depuis la fin du protectorat.
Sous cet angle, cette mutation consolidait le consensus autour du pouvoir et amorçait une phase de transition réelle vers la démocratie. Les premiers pas et les premières déclarations du nouveau règne résonnaient dans l’oreille de l’Istiqlal comme la levée du veto contre le mouvement national et démocratique. Ils signifiaient que le combat politique ne concernait plus la légitimité de chacune des composantes de la scène politique nationale, mais s’exerçait sous l’ombrelle du pouvoir et dans le cadre du consensus dont il est l’incarnation.
Gagner les élections, ce rêve jadis irréalisable pour l’Istiqlal, était donc devenu une possibilité envisageable. Mais sa matérialisation requérait la mise à niveau de l’appareil du parti, une présence influente sur l’ensemble des circonscriptions et des élites partisanes capables de remporter des sièges.
La question qui allait désormais préoccuper l’Istiqlal ne consistait plus uniquement à couvrir les circonscriptions électorales, mais à remporter des sièges et à venir en tête des élections législatives. Cette ambition était toutefois handicapée par les carences de son appareil organisationnel mal préparé aux évolutions que connaissait le pays. Affaibli également par les résultats des législatives de 1997 aussi bien dans la monde rural qu’en milieu urbain, conséquence d’une rude et longue lutte, dont il n’avait pas les forces et les moyens, contre l’Administration territoriale, l’Istiqlal se devait se doter dans l’urgence des moyens de combler ses désirs de pouvoir.
A l’épreuve de l’ouverture
L’Istiqlal est sans doute la première formation politique historique qui a tenté d’apporter une réponse à cette problématique à travers son ouverture sur les notabilités.
Cette ouverture était, certes, entourée de plusieurs doutes et interrogations sur les limites de la subordination des notables à l’autorité du parti, le degré de leur adhésion à ses décisions, et le risque qu’ils comportaient de les voir constituer un bloc à l’intérieur du parti en mesure d’altérer son identité et ses positions.
Cependant, toutes ses réserves étaient levées par l’existence d’une direction forte du parti capable de sévir avec fermeté contre toute déviation ou propension de ces notables à altérer la ligne et les options de l’Istiqlal.
Cette ouverture sur le « monde extérieur » a été fort appropriée dans la conjoncture de l’époque, avant de montrer ses limites dans un contexte stratégique plus global. La direction de M’hammed Boucetta, avec l’appui du Comité exécutif qui regroupait des figures istiqlaliennes fortes de leur ancienneté et de leur histoire, a permis de gérer ce phénomène avec beaucoup d’intelligence et a usé, parfois, d’une grande dose de manœuvre dans l’instrumentation de ces nouvelles élites pour sonder les positions des autres parties à l’égard de l’Istiqlal. Mais l’évolution du phénomène des notables au sein du parti commencera à prendre une autre ampleur dans le sillage du conflit entre les dirigeants du parti et l’émergence de blocs et d’axes au sein du Comité exécutif, articulés autour de leaderships (Boucetta et Douiri) ou autour de régions (Fès et Marrakech).
Dans cette confluence où l’eau salée commençait à se mêler à l’eau douce, les notables se sont découvert de larges espaces de manœuvre et d’infiltration, qui allait s’amplifier inexorablement avec le retrait de Boucetta, de Douiri et de pratiquement de tous les anciens, de la scène politique. Ce retrait massif et brutal a induit une démonétisation palpable de la fonction de dirigent au sein du parti. Une démonétisation qui a facilité la progression des notables dans les rouages partisans et les a poussés jusqu’à former un puissant bloc à part qui, de l’intérieur de l’appareil, au niveau national comme dans les régions, devenait désormais déterminant dans l’issue et le sort des conflits qui le gangrènent. La forte présence des notables s’est particulièrement manifestée dans la lutte féroce pour la conquête du Secrétariat général, d’abord au profit de Hamid Chabau, ensuite au bénéfices de Nizar Baraka.
L’avènement de Hamid Chabat en 2012 à la tête de l’Istiqlal grâce à ce délitement n’a fait qu’accélérer une décomposition des valeurs et de la discipline entamée sous les deux mandats de son prédécesseur Abbas El Fassi.
A l’épreuve des notables
La dynamique enclenchée actuellement par «le parti» de Hamdi Ould Errachid ou celle de son bloc au sein de l’Istiqlal, s’inscrit dans cet historique dont il est loisible de tracer les importantes stations du temps de Abbas El Fassi, puis lors de la lutte pour le Secrétariat général entre Abdelouahed El Fassi et Hamid Chabat, jusqu’à nos jours où ce même bloc a commencé à exercer un contrôle notable sur la direction du parti, hypothéquant pratiquement son avenir.
Il ne s’agit pas uniquement à travers ce traçage de cerner les circonstances du conflit qui oppose ce bloc à l’actuel secrétaire général de l’Istiqlal, Nizar Baraka, de comprendre la position du groupe istiqlalien au Parlement, ou encore de restituer les déclarations de Naama Miyara (président de la Chambre des conseillers et à ce titre quatrième personnage officiel de l’Etat) devenu le porte-parole de ce bloc, à ces dynamiques qui menacent l’Istiqlal d’une extrême banalisation. Mais de bien saisir que les origines du mal istiqlalien viennent de loin.
Car si ces dynamiques sont importantes, le plus crucial reste les positions et les fonctions qu’occupe désormais ce bloc et, plus grave encore, les incapacités de la direction du parti à traiter sa montée en puissance.
Le seul résultat qui en découle et qui compte, est que le bloc des notables au sein de l’Istiqlal est devenu, jusqu’à preuve du contraire, plus fort que la direction du parti. Visiblement édentée, elle est bien incapable de reprendre l’initiative, et moins encore de mordre par une quelconque mise au pas. Si bien que nombre d’istiqlaliens, y compris les militants aguerris, ne cherchent plus la légitimité dans leur enracinement partisan, ou de leur proximité de la direction en place ou encore d’une quelconque aura politique, mais plutôt de la bienveillance du bloc des notables. Ou, pour les plus résistants à la tentation, de n’avoir de choix qu’entre la soumission ou l’éloignement du parti pour ne pas avoir à cautionner ce qui se passe au sein du doyen des partis marocains.
Ceux qui, aujourd’hui, parlent d’un hold-up du parti par les notables du Sahara ou d’un conflit interne entre ses ailes, ne saisissent pas que le problème réside dans l’approche suivie par l’Istiqlal dans son rapport avec la praxis politique au Maroc et, plus particulièrement, dans le traitement de son pari sur l’ouverture aux notabilités locales et régionales en vue d’arriver en tête des élections. Une opération à hauts risques que le parti a menée sans se prémunir de moyens immunitaires ou d’une vision stratégique, en dehors du carriérisme et du népotisme, qui lui permettraient de gérer convenablement ce phénomène.