chroniques
L’Ukraine et la réédition du scénario afghan des années quatre-vingts - Par Bilal TALIDI
‘’Les combattants internationaux’’ apparaissent comme l’option la plus confortable pour les Etats-Unis, dès lors qu’elle épargne à Washington toute confrontation directe avec Moscou. Sauf que…
Au quatrième jour de la guerre russe en Ukraine, le ministre des Affaires étrangères ukrainien s’est fendu d’une déclaration surprenante, appelant les volontaires désireux de rejoindre le combat à prendre contact avec les représentations diplomatiques de son pays pour leur faciliter l’accueil en Ukraine en vue de participer aux efforts de sa libération de l’invasion russe.
Dans le contexte de la guerre, il est difficile d’interpréter les déclarations séparément de leurs fonctions, comme partie intégrante des armes utilisées dans le combat, surtout que la guerre psychologique et médiatique est devenue aujourd’hui plus dévastatrice que les armes les plus sophistiquées. Mais le plus surprennent est que les capitales occidentales n’ont pas réagi à cet appel, et n’y ont opposé aucune objection. Mieux, les responsables des pays européens, qui ont longtemps mis en garde la Turquie contre l’afflux des réfugiés syriens sur ses terres de crainte de voir l’Europe devenir un foyer terroriste, n’ont aucunement commenté, du moins publiquement, la gravité de l’initiative ukrainienne et de ses répercussions potentielles sur la sécurité européenne.
Un étonnant silence
Le ministre ukrainien des AE a étendu son acception du terme «volontaires» pour y inclure « tous ceux qui ont une revanche ou des comptes à régler avec la Russie», indépendamment de la défense de l’Ukraine, estimant que le problème est intégralement réglé avec l’existence d’un cadre juridique leur permettant de rejoindre les rangs de l’armée de son pays.
Le plus surprenant dans cette position n’est pas tant l’absence d’une réaction ou d’une objection à ce sujet de la part des pays de l’Union européenne, de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis, mais l’absence de tout commentaire des pays où l’Ukraine dispose d’une ambassade ou d’un consulat ayant reçu une demande dans ce sens. Après tout, la mobilisation de combattants volontaires d’autres pays ne dépend pas uniquement du bon-vouloir de l’Ukraine, mais suppose une acceptation de la communauté internationale, et surtout l’accord du pays d’où partent ces volontaires pour rejoindre le champ de la guerre.
Sur le modèle afghan
Des observateurs n’ont pas manqué d’esquisser déjà des scénarii semblables à ceux d’Afghanistan, lorsque les Etats-Unis ont encouragé l’afflux des volontaires arabes au combat contre l’occupation de ce pays par l’Union soviétique en 1979, et qui s’est poursuivi jusqu’au retrait des Soviétiques, voire la chute du gouvernement afghan affilié à Moscou au milieu des années 1990.
Les tenants de cette thèse soutiennent que pareil scénario peut se produire autrement, du fait qu’il constitue l’option la plus confortable pour les Etats-Unis, dès lors qu’elle épargne à Washington toute confrontation directe avec Moscou, et englue la Russie dans une longue guerre d’usure qu’elle ne saurait trancher, tant que les armes et l’argent continueront d’affluer vers les combattants et que la Russie se trouvera enferrée dans des sanctions sévères de la communauté internationale.
Mais avant d’évaluer le sérieux de ce scénario, il convient de rappeler l’expérience du soutien américain au jihad afghan pour dégager les convergences et divergences avec le cas ukrainien.
Convergences minimes
Les points de convergence sont assez clairs en présence d’une occupation dans les deux cas de figure, de la part de l’URSS en Afghanistan et de la Russie en Ukraine. Il existe aujourd’hui une crainte d’une extension russe en Europe, comme ce fut le cas auparavant avec la crainte d’une extension soviétique vers l’Europe et le monde arabe. Et de la même manière qu’il y a eu par le passé des gouvernements qui ont soutenu, encouragé et facilité l’accès des combattants en Afghanistan à travers le Pakistan, il existe aujourd’hui la possibilité d’une réédition du scénario notamment à travers les pays de l’Europe de l’Est qui partagent de vastes frontières avec l’Ukraine, appelés dans ce cas à jouer le même rôle que celui accompli jadis par le Pakistan.
Divergences majeures
Pour autant, il existe des différences majeures entre ces deux casn qui rendent très périlleuse la tentation de reproduire le jihad afghan sous une nouvelle forme en Ukraine, et réduisent significativement les similitudes entre les situations et les conjonctures afghane et ukrainienne.
C’est que la Russie ne représente plus un défi idéologique ou politique pour le monde arabe, puisque son influence inquiétante ne dépasse pas les sphères syrienne et libyenne. Le plus grand danger que peut représenter la Russie dans la région consiste, au mieux, dans son soutien à l’Iran qui constitue une menace pour la sécurité des Etats du Golfe, à laquelle nombre de pays arabes tentent de répondre, chacun à sa manière, en vue de limiter l’étendue du défi sécuritaire et politique que représente Moscou dans cette région.
Dans le contexte actuel, les intérêts économiques ont leur mot à dire. Ils pèsent sur la position de neutralité et d’équilibre adoptée par les pays arabes dans leur rapport à la guerre russe en Ukraine. L’Arabie saoudite a, par exemple, rejeté l’appel des Etats-Unis à augmenter la production du pétrole en raison de son engagement au sein des pays de l’OPEC. Et la question ne se limite pas au pétrole, mais englobe l’équilibre des sources d’énergie et la sécurité alimentaire de ces pays, dans leur majorité dépendants pour leur sécurité alimentaire de la Russie et de l’Ukraine (céréale).
Au plan européen, l’on pourrait déceler une certaine similitude, le Vieux continent étant plus préoccupé par l’invraisemblable scénario de l’extension de la Russie, dont l’invasion de l’Ukraine pourrait n’être qu’un prélude qui, s’il aboutit, serait suivi par d’autres interventions visant à rendre à Moscou sa gloire de l’époque soviétique, y compris la récupération de ses anciens alliés de l’Europe de l’Est.
Une hantise européenne
En même temps, l’Europe demeure plus préoccupée par les flux des réfugiés et les vagues migratoires sur son territoire. Pour en limiter les effets, elle construit un mur épais pour renforcer son système de sécurité nationale en cas d’afflux de déplacés des zones de conflit sur son sol qui pourrait devenir un terreau de terrorisme.
Pour l’exemple, l’Europe n’a pas honoré ses engagements avec la Turquie et n’a pas soutenu les efforts d’Ankara pour accueillir les réfugiés syriens, pas plus qu’elle n’a apporté un appui réel à ses partenaires non européens en matière de lutte contre la migration illégale, en les considérant comme des pays émetteurs d’immigration illégale, sans distinction entre pays émetteurs et pays de transit.
Cette Europe ne saurait donc admettre de transformer des pays comme la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie en un rempart contre l’extension de la Russie et d’autoriser l’accès à l’Ukraine, via ces pays, à des combattants du monde entier, car ceci mettrait en péril l’unité de l’Europe, et exposerait, la sécurité européenne dans son ensemble à un risque non moins dangereux que l’extension russe elle-même.
Tout prête donc à croire que les déclarations des responsables ukrainiens, telle l’intervention russe en Ukraine ne serait que le début d’une guerre contre tout le continent européen, tendent à mettre sous pression l’Europe pour l’amener à lui apporter davantage de soutien et isoler Moscou, afin que Kiev ne soit pas sacrifié sur l’autel des négociations de l’Europe avec la Russie.