chroniques
Le Maroc, l’Espagne et les autres : Différend régional et shift géostratégique
L’Espagne et globalement toute l’Europe demandent aux pays du Sud de contenir les vagues de migration. A la seule fin de préserver la cohésion de leurs sociétés, la stabilité de leurs pays et le bien-être de leurs ressortissants construits sur le dos des pays colonisés.
Loin de toute crispation «nationaliste» exagérée, il m’intéresse en tant que Marocain de lire d’une autre perspective la crise actuelle avec l’Espagne. Non pas uniquement à travers le prisme du moment politique immédiat dans ce qu’il signifie et ce qu’il dissimule, mais essentiellement sous l’angle du temps historique par essence long. Car à mon sens, on ne peut appréhender certains aspects de cette crise que par le biais d’une vision globale, ou d’une approche qui s’y apparente.
D’emblée, j’affirme qu’autant je suis internationaliste, je suis, sans hésitation aucune, tout autant patriote.
Et si j’ai pleinement conscience de la condition d’homme qui habite tout être humain sur cette terre, j’ai tout autant conscience de mon attachement à ma patrie, à cette terre, à ce ciel et aux braves personnes qui les peuplent. Cet attachement s’applique à l’ensemble de l’histoire de mon pays, proche et lointaine, et à toutes les dimensions de son devenir dont je me considère responsable, dans la limite de mes possibilités, différenciant en cela la patrie de ce que je pourrais reprocher à tel ou tel responsable quel qu’en soit le niveau.
La patrie n’est pas un simple lieu de naissance, un certificat de résidence, un refuge ou encore un espace pour déployer nos compétences ou nous construire un parcours. La patrie est tout cela et plus à la fois. La patrie est ce lieu de l’univers auquel j’appartiens et d’où je prends mon envol. De son eau je me suis abreuvé, de son blé je me suis rassasié et dans ses langues j’ai nommé les choses. Elle est la montagne, les arbres, l’eau, le sol et ses braves gens.
Parlons maintenant de l’autre
Qui est cette Espagne avec laquelle notre relation diplomatique s’est récemment tendue dans des proportions inédites ?
Pour évoquer l’Espagne d’aujourd’hui, il est nécessaire d’invoquer auparavant l’Espagne d’hier.
L’Espagne a appartenu et le continue à ce que nous appelons communément «l’Occident». Si un article de ce genre ne saurait suffire pour appréhender le concept dans sa globalité, ses représentations ainsi que ses mutations historiques, contentons-nous de rappeler qu’il renferme les pays de l’Europe de l’Ouest (et de l’Est partiellement), en plus des Etats-Unis d’Amérique et de leurs alliés en Asie et en Australie.
Depuis cinq siècles et la fin de la présence arabo-islamique en tant qu’entité politique sur la presqu’île ibérique et l’arrivée de l’Europe (et je ne dis pas la découverte) sur le continent américain, suivie de la Renaissance enclenchée au 16ème siècle, cet Occident se convainc d’avoir été créé pour gouverner le monde. Si bien et si fort qu’il pense que sa domination fait tellement partie intégrante de «l’ordre naturel des choses», tellement que cette question en est devenue une composante consubstantielle, une culture établie, dans son esprit irrévocable, non pas uniquement en Occident mais bien au-delà.
Nul n’ignore les millions d’âmes humaines emportées pour asseoir l’hégémonie de l’Occident. Depuis l’expulsion des Mauresques de l’Espagne catholique, on a assisté concomitamment à l’infamante traite négrière soutenue jusques par certains grands philosophes des Lumières ; à l’élaboration de théories sur la suprématie ethnique y compris la négation de l’existence d’âmes chez les membres des peuples colonisés pour les déposséder de toute velléité de résistance afin de disposer sans retenue de leurs richesses.
Il en a découlé, à titre d’exemple seulement, l’invasion coloniale en Afrique et en Asie aux 19ème et 20ème siècles, l’éclatement de la région du Moyen-Orient en vertu de l’Accord anglo-français de Sykse-Picot après la prétendue «Première Guerre mondiale» (alors qu’elle n’était qu’une guerre purement européenne pour le partage du monde), le nazisme suprémaciste, et la création en Palestine d’une entité sectaire - l’actuel Israël suite à la promesse mensongère faite aux gouvernants arabes de l’époque de les doter d’un grand Etat arabe après la chute de l’empire ottoman. Sans oublier que la culture à l’origine de ces maux, pour se maintenir, a donné lieu par la suite aux incitations très actuelles aux tueries interconfessionnelles dans la région, en s’appuyant sur des parties de nous-mêmes prônant des lectures extrémistes du legs religieux islamique etc….
Soyons malgré tout juste envers cet Occident. C’est le propre des empires à travers l’Histoire, y compris les nôtres, d’agir de la sorte. Pour autant, il n’est dit nulle part que nous devrions, sous ce prétexte, nous soumettre aux oukases de la culture actuellement dominante.
Il nous suffit de rappeler ici ce que dit si bien la chercheuse tunisienne Sophie Bessis dans son livre «L’Occident et les autres» : Que la suprématie des empires les plus importants de l’Histoire a été bâtie sur un fondement religieux, tandis que celle de l’Occident actuel est fondée et justifiée aujourd’hui sur un socle rationnel construit, subordonné à une logique séculière loin de toute interprétation religieuse.
L’évocation de ces évidences historique est destinée seulement à nous aider à mieux comprendre une autre facette des politiques réactualisées et recyclées de l’Occident : la politique migratoire.
L’amnésie comme moteur
L’Espagne et globalement toute l’Europe demandent aux pays du Sud, et des pays méridionaux limitrophes, c’est-à-dire nous, de contenir les vagues de migration d’où qu’elles proviennent : de nous-mêmes ou d’autres pays, de l’Afrique en particulier. A la seule fin de préserver l’harmonie et la cohésion de leurs sociétés, la stabilité de leurs pays et le bien-être de leurs ressortissants. Elles, dont l’accumulation économique à la base de leur propre prospérité et du surplus nécessaire à ce bien-être abusif des biens de la terre, n’a été possible qu’aux dépens de peuples déplacés, de ressources pillées, d’infrastructures socioéconomiques démantelées chez ces peuples contraints aujourd’hui à la migration.
Une migration objectivement programmée dans les décisions mêmes de la conférence de Berlin en 1884-85, marquant le début du partage avide et infâme des pays africains, du démantèlement de leurs sociétés et du pillage de leurs ressources, Maroc y compris... Ce Maroc que les deux Etats, français et espagnol, n’ont pas hésité, en vertu de la sinistre alliance, à dépecer et à partager tel un gibier à l’infamante et de triste mémoire conférence d’Algésiras en 1906.
Il ne s’agit pas ici de nous exonérer de nos propres carences, échecs et faux pas, mais de rappeler le long contexte historique pour introduire d’autres éléments nécessaires à la compréhension de ce qui se déroule actuellement sous nos yeux.
L’effroi espagnol
Si l’Espagne et les autres ont réagi avec tant d’acrimonie, c’est parce qu’ils ne perçoivent pas le Maroc d’aujourd’hui comme un allié docile et résigné, mais comme une puissance économique émergente en Afrique, qui les concurrence dans un espace considéré comme une chasse gardée et un butin de guerre conservé exactement de la même manière qu’on conserverait des biens fonciers, à l’instar des deux villes captives Sebta et Mellilia. Cette concurrence leur est d’autant plus insupportable qu’elle se déploie également, en Afrique, dans le champ spirituel.
Face à cette réalité, nous Marocains, ne nous pouvons qu’être satisfaits de l’orientation actuelle de la politique extérieure de notre pays et notre devoir est d’œuvrer à sa consolidation.
Ce qui effraie l’Espagne dans cette orientation, c’est qu’au fond, elle est l’un des signes précurseurs du déclin de l’autoritarisme mondial de l’Occident camouflé dans de grands principes universalistes et doit-hommistes. La peur des changements qui s’annoncent ainsi ne provient pas seulement des rétractions marocaines, mais du fait que l’attitude du Maroc est symptomatique d’un soulèvement qui surviendra immanquablement un peu partout, dans un contexte mondial en transformation géostratégique, marqué par l’attitude de pays et de peuples du Sud de moins en moins enclins à supporter l’ordre mondial occidental tel qu’érigé depuis des siècles.
Changement de paradigme
Car c’est bien là l’origine du problème et sa difficulté pour qui s’est habitué à la logique de l’arrogance. Peut-être l’Espagne et consorts se doivent-ils de travailler sur leurs conceptions et leurs politiques à l’aune des mutations réelles à l’œuvre sous les yeux de tous. Peut-être ont-ils aussi besoin d’apprendre à respecter réellement, et non par duplicité, des pays envers lesquels elles se sont habituellement comportées avec tant de suffisance. Peut-être ont-ils également besoin de tenir compte des intérêts de leurs « partenaires » et de se faire à un comportement respectueux d’égal à égal.
Le Maroc a probablement tardé à changer de «paradigme» dans la relation qui l’unit à nombre de ces pays, dont l’Espagne. Dans ce changement, le Maroc a peut-être commis certaines erreurs dans la gestion récente de la crise baptisée la migration des mineurs. Des erreurs que ne peut justifier notre colère à tous à l’accueil de Brahim Ghali par l’Espagne et à la réaction spasmodique de Madrid aux plans diplomatique, politique et judiciaire.
Tout ceci est possible. Il n’en demeure pas moins que la conscience qu’a le Maroc de l’impératif de changement de «paradigme» est juste et prospective.
Progressivement il appert au fil des événements qui ont ponctué cette colère que le Maroc a réagi pour défendre des intérêts légitimes. Ce faisant, il a provoqué, implicitement ou explicitement, de manière profonde et sur une longue portée, un changement du paradigme habituel, transformant notre perception et agissant sur les rapports mêmes de force.
Je comprends la réserve de certains d’entre nous au sujet des erreurs commises dans la gestion du dossier des mineurs et des images l’accompagnant qui ont fait délibérément abstraction des comportements racistes des gardes-frontières à l’encontre des mêmes mineurs que l’Union Européenne prétend défendre par ailleurs.
Cependant, je maintiens que la question est bien plus importante et mon vœu est qu’elle le sera. C’est connu, un chemin de mille lieues, commence toujours par un premier pas. Et en tout état de cause, ne dit-on pas en des circonstances pareilles dans ce Maroc aimé : «Waqt maja lkhir yanfâa» (Littéralement : Le bienfait est toujours un atout, quel que soit le moment de son arrivée) ?