Le naufrage de Clara

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Il peut arriver que l’on aime et n’aime pas à la fois un roman.  C’est ce qui m’est arrivé avec le récit d’Eric Fottorino, ancien directeur du journal « le Monde » je crois, « Un territoire fragile ».  Je l’ai aimé parce qu’il parle d’un être écartelé, dispersé, qu’une vie de couple va faire voler en éclats.  Parce que Clara, entre une mère froide, distante, et un mari violent, dévastateur, possessif s’est vue désarticulée, s’est épuisée dans de vaines tentatives pour « se ramasser », mais fut emportée par un désastreux naufrage.  Un thérapeute va essayer de raccorder cet être brisé.  L’auteur l’appellera, « l’accordeur » mais il échouera.  Ce qui est arrivé à Clara : avoir été d’abord la fille de sa mère, d’une mère indigne, incompréhensible, surtout insensible.  Clara a longtemps cru que dans les veines de cette mère « coulait surtout du plomb fondu ou du venin », une mère qui « l’évitait soigneusement, lui reprochait ses cheveux, la couleur de ses yeux ».  Conséquence : comme sa mère ne l’aime pas Clara ne va pas s’aimer et « l’accordeur » de dire : « peut-on accorder le corps d’une femme qui ne s’aime pas ».  Le naufrage de Clara fut le naufrage de l’enfance.  Ce qui lui arrivera ensuite ?  Ce qui arrive à beaucoup.  De rencontrer un être d’exception, de l’aimer dans l’exception et de voir cet amour sombrer dans un naufrage d’exception, dans un indescriptible chaos.  Elle aima un mari, passionnément mais c’est un mari violent, qui va briser son être, l’écarteler, le disperser.  Ce naufrage pour Clara sera le naufrage de toute une vie.  Ce récit qui parle de ce saccage, nous ne pouvons le lire, indifférents.  Parce que la mère est l’initiatrice qui dès les premiers instants de vie devrait vous « accorder » à la vie.  Et l’époux ou l’épouse dès le premier consentement devrait protéger et sauvegarder cet accord initial à la vie.  C’est que de ces deux êtres va dépendre votre « accord » ou votre « désaccord » avec la vie.  J’ai aimé ce livre pour cette évocation simple, juste, émouvante de ce naufrage semblable à tant de naufrages.  D’où vient que je ne l’ai pas non plus aimé ?  Il se trouve, figurez-vous, que l’époux de Clara est marocain, qu’il s’appelle Anas, qu’il est de Fès, un bourgeois de Fès.  Figurez-vous que quand Clara déteste Anas, fuit Anas, c’est tout le Maroc qu’elle hait, sa culture, sa civilisation.  Ses allusions sur le Maroc, sur les arabes, et la religion islamique feront sourire le lecteur même si elles prolongent et participent à la réactualisation d’une vision hostile à l’autre, barbare étranger. Mais enfin, ce que Clara a vécu dans son couple, cette barbarie, n’est pas, que je sache, due au fait que son mari est marocain et musulman.  Cet enfer, elle aurait pu le vivre ailleurs partout dans le monde, même dans un des villages le plus reculé de France ou de Navarre.  La violence conjugale, la tragédie du couple si universelle n’est pas, que je sache, constitutive d’une culture particulière, d’une religion particulière.  Cette tragédie-là est l’aspect de la condition humaine le mieux partagé dans le monde.  Le thérapeute comprendra ce transfert de haine.  L’auteur et son personnage sont libres d’écrire ce qu’ils veulent sur n’importe quelle culture, n’importe quelle civilisation, n’importe quelles croyances.  Libres.  Le critique est lui aussi libre d’apprécier ou non des phrases comme : « … Ils m’ont fait tellement de mal avec leur religion… Les Boulbachir de Fès toujours courbés sur leur tapis de prières… » Et de décider de ne pas terminer la citation par respect pour ses lecteurs et de les renvoyer à la page 97 du roman s’ils sont curieux de connaitre la raison de cette pudeur dans une chronique qui peut par définition revendiquer jusqu’à la liberté d’être impudique. 

Toutefois je n’ai pas abandonné la lecture de ce dérangeant récit pour une seule autre phrase : « j’ai eu beau me crever les yeux, dit Clara, je ne voyais que du blanc… Le blanc de l’oiseau blanc dans la médina.  Je ne serai jamais qu’un blanc entre les mots des autres et de leurs regards » Comme Clara il m’est arrivé de ne me sentir qu’un blanc entre les mots des autres. Qui d’entre nous ne s’est pas senti un jour un blanc entre leurs regards ?

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