''L’ailleurs'' apaisé du peintre-poète Saïd Qodaid

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L’un des premiers tableaux de Qodaid, une préfiguration de son expressionnisme, depuis, Qodaid a voué sa palette au récit de la vie qui passe, du temps qui s’évapore, de la réalité qui risque de disparaître à jamais…

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L’Ailleurs de nos peintres : ''un ‘'ailleurs'’, [est] l’effort de s'emparer de lui-même...réaliser son Altérité en s’identifiant au monde tout entier''.

''Figuratif expressionniste'', ainsi se définit le peintre Saïd Qodaid, nous dit Abdejlil Lahjomri, sans aller toutefois jusqu’à reprendre à son compte la définition. Il y a sans doute une part de figuratif dans les tableaux de Qodaid et une part d’expressionnisme mais qui n’ont pas suffisamment bousculé l’aniconisme en vigueur dans les arts plastiques marocains. Si bien qu’il y a plus d’expressionnisme que de figuratif. Et il y a du talent. Dans cette chronique de l’Ailleurs, le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume prend son temps et plaisir à nous parler d’un artiste, à la fois peintre et poète, auquel il porte une affection certaine. Il nous fait découvrir un parcours pas si atypique chez les créateurs, mais singulier tout de même. Il nous parle de l’art et de l’artiste et d’une certaine dimension mystique de sa création qui cherche à travers les corps à reproduire l’âme et les états d’âmes de ses sujets. Un texte savoureux qui met à l’honneur une autre génération de peintres marocains.   

Je vous parle d’un artiste qui a affirmé qu’un peintre devrait être poète. Je lui ai répondu qu’un peintre était déjà poète, parce qu’avec les couleurs il chantait le monde. Cela ne semble pas l’avoir convaincu. Tant que le peintre Qodaid n’a pas encore publié le recueil que le poète Saïd a annoncé et promis, il était difficile au curieux que je suis de se rendre compte si nous avions affaire au même artiste dans deux registres différents, à la fois si proches et si lointains. Comment discerner si c’est le poète Saïd qui met en vers l’univers pictural du peintre Qodaid ou si c’est le peintre Qodaid qui donne à voir « l’ailleurs » du poète Saïd.  Un « ailleurs » qui serait une réplique de lui-même. Un peintre qui met en vers ses créations poétiques, nous invitant à pénétrer dans un univers de peintre, se livrerait à un exercice « explicatif », « illustrant » Qodaid par Qodaid. Par contre si l’ailleurs, pictural est autre que l’ailleurs poétique, (qualifions le « d’un non – ailleurs » « d’un contre -ailleurs », de l’ailleurs d’un autre JE), alors le peintre Qodaid aurait illustré, sans le vouloir, en se révélant ainsi poète, l’affirmation célèbre du poète Rimbaud qui ne fut pas peintre « JE est un autre ».

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Les remparts sont comme enflammés. C’est un jour accablant de chaleur étouffante. Le sentier est désert, un passant solitaire et surtout un mausolée qui s’offre comme un refuge dont la blancheur des murs est rafraîchissante… 

Je vous parle d’un peintre né peintre. Il ne m’a pas révélé sa date de naissance. Celle-là, il la réserve à l’administration. Il préféra évoquer en quelques vers son instant « pictural de naissance » qui allait faire coexister en lui, quand il fréquentait l’école, deux êtres. Il vivait dans sa période scolaire, un dédoublement d’être : un jeune adolescent discipliné qui respecte, consciencieusement, un parcours tracé d’avance par les administrateurs de l’éducation, qui s’adressaient à l’élève de la carte administrative de naissance, et un autre jeune qui, happé par un itinéraire différent, habité par le moment pictural, tourmenté par une voix inconnue, qui, dans le désarroi qui s’empare de lui quand elle surgissait, lui prédisait un destin de peintre. C’est cette force irrésistible qui le faisait crayonner sur des pages blanches, et qui le précipitait, avec son condisciple au Collège Ibn Rochd, Mahjoub Hoummane, vers des librairies où, consulter des manuels de dessin et de peinture (qu’ils ne pouvaient acheter), devint l’unique distraction qui dotait leur adolescence sans éclats de la lumière et des couleurs qui allaient un jour nourrir leur destinée de peintres. Car, peintre, Mahjoub Hoummane le sera aussi, et aussi discret que son ami Qodaid.

Voilà comment le poète Saïd, évoque l’instant pictural déterminant dans la naissance du peintre Qodaid :  


الطائر الحر 

ولدت مند بضع سنين 

مغمض العينين 

بخصلتين على الجبين

هكذا قيل

وفي أول عام للتحصيل 

تراءت لي خطوط 

على اللوح بشكل مخلوط 

تحريت فيها السبيل

بخط شفاف ومنير

بلا تفكير كنت قد رسمت لي 

فيلًا بالطبشير 

Je vous parle d’un adolescent qui avec un autre adolescent étaient distraits, des leçons d’une classe de cours triste, par une voie intérieure mystérieuse et impérieuse, qui les faisait rêver de lumière et de couleurs. Elle leur disait qu’un pinceau pour capter la lumière et reproduire les couleurs était fait de poils choisis sur l’échine des vaches paissant dans les verts pâturages qui s’offraient à eux au-delà des fenêtres pourries des murs qui les emprisonnent. Alors pourquoi ne pas s’aventurer dans la campagne environnante, (leur disait cette voix insistante), et « emprunter » à ces vaches bienveillantes de quoi fabriquer les outils qui feraient de leur vie une « fabrique » de lumière et de couleurs ?

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Une campagne peu verdoyante, un paysan suivi d’une vache qu’il mène au souk hebdomadaire pour la vendre, suivie de sa femme, hésitante et peu rassurée…

Je vous conte l’histoire d’un artiste qui aurait pu ne pas devenir peintre. Poète, il le serait sûrement devenu parce que les poètes n’ont pas essentiellement besoin d’aller à une école de formation de poètes pour apprendre à tresser, tisser les mots. En général, les peintres, si. Et Qodaid et Hoummane, qui s’étaient présentés au concours de l'École de Tétouan, fondée par Mariano Bertuchi, avec leurs convocations en bonne et due forme en mains, s’étaient vus refuser l’entrée à la classe d’examen par un surveillant général revêche parce qu’il ne retrouvait pas leurs demandes d’inscription et que s’il ne les retrouvait pas disait-il cyniquement (parce que le règlement l’exigeait) l’entrée dans l’ailleurs pictural leur serait interdit à jamais. Qui a guidé le regard du surveillant récalcitrant vers le cendrier oublié négligemment sous son bureau, qui dissimulait les demandes exigées qui trainaient là sans que l’on ne sache pourquoi, au moment même où les futurs peintres désespérés s’éloignaient de l’établissement ?  A qui appartenait la voix salvatrice qui les rappela pour que le destin advint et que l’instant de naissance pictural ouvrit aux jeunes élèves la porte de l’ailleurs tant désiré, ardemment espéré, longtemps rêvé ?   

 Quel destin artistique attendait Saïd Qodaid ? Le marché de l’art dans les années 1990 du siècle dernier était à ses balbutiements, le mécénat rare, des collectionneurs un peu spéculateurs avisés venaient en aide avec parcimonie aux artistes en situation précaire. Il fallait une foi chevillée aux pinceaux pour peindre, vivre de peu et courir les collections collectives dans les quelques galeries officielles encore démunies de tout ce qui les apparenterait à des galeries. Saïd Qodaid a vécu cette période d’instabilité avec la certitude que l’art était l’avenir de l’homme, persuadé que du fond des âges et des grottes, comme il aimait à le rappeler, en évoquant les dessins rupestres des temps préhistoriques, l’homme n’a pas cessé de dessiner, de peindre, de sculpter la légende de son passage sur cette terre.

 Notre peintre, dans la joie et l’exubérance des premières créations, connaissait le dénuement, la désillusion, la solitude des « chambres-ateliers », et les attentes dans les boutiques des « encadreurs » qui acceptaient de présenter à leurs riches clients ce nouveau venu sur la scène artistique de notre pays encore flottante en ces temps incertains.

J’ai réalisé qu’il échapperait à ce flottement qui fut fatal pour d’autres aspirants - peintres quand j’ai appris qu’il bénéficiait des encouragements de deux personnes qui lui prodiguaient l’aide et le soutien admiratifs dont son inspiration avait urgemment besoin. Je sais que je heurterais leur modestie si je révélais leur identité. Mais je ne peux pas ne pas affirmer que c’est leur altruisme qui va présider à l’irruption de Qodaid dans le paysage plastique national. Il s’agit d’un collectionneur avisé, attentionné, et désintéressé, et d’un Haut- fonctionnaire de l’Etat, fin connaisseur et amoureux de ce que notre patrimoine recèle de richesses insoupçonnées. Tous deux, dénicheurs de talents, et éclaireurs pour ce qu’il en est des avenirs de la créativité.

Ils ont perçu ce que l’enfant Qodaid a vu au premier regard : « le monde est un dessin » mais aussi ce qu’il a compris dès ces premières pensées : « le monde est surtout un dessein ». Il y avait un monde qui avait précédé l’écriture et la lecture, le monde « dessiné », le monde de la révélation du monde comme le dit Qodaid, ou les « dessins » libéraient l’homme de la peur, de ses propres appréhensions devant l’avenir et surtout lui portaient chance dans la quête de sa subsistance pour la survie.

Qodaid fut conscient que la première difficulté que le peintre allait rencontrer était la possibilité de s’intégrer au marché du travail. Il était convaincu, que le travail de l'artiste n'aurait jamais été dépendant du gain financier, s’il n’y avait pas les contraintes de la vie. Que son travail était lié au déchiffrement des mystères de la vie au lieu de passer son temps à gagner sa vie. Comme le disait Paul Klee qu’il citait, son travail était de « rendre visible l’invisible ». Au fond ce que préconisait Qodaid avait déjà été le statut de l’artiste quand c’était le mécénat étatique ou non qui prenait en charge les subsistances de la vie quotidienne de l’artiste et que les commandes le laissaient libre de révéler l’invisible à ceux qui ne le voyaient pas ou ne pouvaient le voir. Leur révéler la beauté du monde dans lequel ils vivent, leur ailleurs. il était détenteur d’une clé magique qui leur donnait à voir la magie qui les environne. Cette clé, c’est son langage plastique. Et il s’écrie, désabusé : « Mais comment le poète peut-il vivre et trouver subsistance dans une société qui ignore sa langue ? ». Dans cette interrogation existentielle Qodaid allait employer indifféremment le mot poète pour dire peintre, parce qu’il parle de l’artiste pour qui l’art ne devrait pas seulement consister à acquérir argent et renommée mais à essayer d’atteindre l'impossible déchiffrement des choses de la vie. Dans ce que la vie a de simple et de simplement mystérieux. Qodaid ne veut pas être praticien de l’art plastique. Convaincu qu’il ne le sera pas, il s’est senti apaisé et son « ailleurs devint un ailleurs de sérénité ».

Il y allait toutefois y avoir un paradoxe Qodaid. On l’a voulu « orientaliste ». Il s'en indigna à juste titre. « L'Orientaliste » est le regard de l’autre, de l’étranger sur moi et ne peut être mon regard sur moi-même. Il se présente « figuratif expressionniste » et veut donner à voir la vie du temps présent. Et depuis ces premiers tableaux, Qodaid a voué sa palette au récit de la vie qui passe, du temps qui s’évapore, de la réalité qui risque de disparaître à jamais, et à la captation « des vertus propres au patrimoine national », à ce qui demain sera « nostalgie ». Un peu comme les « artistes » inconnus des grottes préhistoriques avaient gravé pour l’éternité leur passage sur cette terre.

Il est le peintre de ce que la modernité rend éphémère, de ce qu’elle pollue et défigure. Ce n’était pas par hasard qu’il avait accepté que le ministère de la Culture ait choisi comme titre pour son exposition du 30 mai 2012 : « Saisir un peu du Maroc… ». 

Ce « peu du Maroc » est immense d’authenticité, le « peu » qui subsiste, qui survit, qui résiste aux coups de boutoir de la modernité rampante, infatigable et laide. Le « peu » qui, s’il est détruit ne pourra plus jamais être reconstruit à l’identique. 

Qodaid est fils de l’indépendance. Il ne pouvait pas ignorer l’appel à la modernité des peintres de l'indépendance.

Il ne décidera pas d'être aux antipodes de leur projet novateur. Il décidera avec sérénité de « capter la vie sans l’éteindre » et surtout de porter témoignage dans ses toiles des scènes de vie quotidienne, de conter une histoire, de rappeler une anecdote. Son projet est de « figer » le Maroc non occidentalisé en abolissant l’image folklorique, elle, occidentale, en refusant énergiquement l’exotisme, en chantant, par une richesse, (j’allais dire un trop plein) graphique, l’humanité marocaine. J’utilise « humanité » pour éviter d’employer le terme « d'âme » qui fut galvaudé par l’observateur étranger.

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Un homme élégant dans son habit traditionnel, respectueux de l’héritage culturel populaire, qui immortalise la cérémonie du thé…

Sa peinture serait-elle « inactuelle » dans le sens où elle s’écarte de l’actualité plastique ? L’absence de modernité peut être une attitude « moderne », quand c’est de thématique qu’il s’agit, non d’esthétique. La thématique de Qodaid est l’exaltation de la terre marocaine, de l’esprit des lieux et des êtres, de ce qui surpasse et va au-delà de leur existence pour percevoir et cerner leur essence. Dans une toile, c’est un homme élégant dans son habit traditionnel, respectueux de l’héritage culturel populaire, qui immortalise la cérémonie du thé, son regard fixant intensément la théière pour l’inonder de profondes pensées avant d’en abreuver une assistance absente de la toile mais que suggèrent des verres vides, comme pour dire à ses convives : « Par ce geste ancestral je verse dans vos verres l'élixir qui émane de la douceur de vivre sur cette terre, d’aimer  ce pays où il fait bon vivre ». Dans cette autre toile, les couleurs jaune et orange dominent. Les remparts sont comme enflammés. C’est un jour accablant de chaleur étouffante. Le sentier est désert, un passant solitaire et surtout un mausolée qui s’offre comme un refuge dont la blancheur des murs est rafraîchissante, protectrice dans ce déluge de feu qui s’abat sur le monde et l’intérieur un espace de sérénité spirituelle qui unit le croyant au divin et l’éloigne de l’enfer. Une autre toile présente une scène dans une campagne peu verdoyante d’un paysan suivi d’une vache qu’il mène au souk hebdomadaire pour la vendre, suivie de sa femme, hésitante et peu rassurée. Ce n’est pas la scène qui est en soi intéressante, mais ce que pense et se dit en elle-même la malheureuse épouse : « Si Dieu nous venait en aide et nous évitait de vendre notre vache. Si Dieu … ».   Comme chez Paul Claudel dans son ouvrage « l’Œil écoute », les toiles parlent, les personnages conversent, ou chantent. Qodaid peint dans un tableau une troupe de joueurs de flûte, (« Aissaoua ») accompagnée d’un joueur de tambourin tous aveugles et c’est la phrase musicale qui nous envahit en même temps que la tristesse des visages et surtout ce que leurs yeux levés vers le ciel disent dans la plainte de l’instrument musical : « Dieu, épargne-nous les souffrances de ces temps durs à nos corps, à nos cœurs. Aide l’humanité désemparée, errante à retrouver le chemin de la sérénité, et de la paix et protège nous de l’anarchie qui sévit en nous et autour de nous ».

Si la thématique de Qodaid est réaliste, figurative, expressionniste, son esthétique, elle, ne l’est pas. Elle n’est pas minimaliste. La pâte est épaisse et dans une superposition de traits donne l’impression d’un inachèvement qui laisse à l’observateur la liberté de terminer lui-même l’ouvrage. Si le graphisme est nerveux, c’est la lumière, dit Qodaid, qui dessine le tableau, qui trace les silhouettes, qui met en relief les collages, et fait danser les couleurs : le bleu, l’orange, le mauve, le jaune, l’ocre, et finit par rendre lumineux la plus ombrageuse des toiles d’un peintre discret, distant dont l’essence des toiles est un jeu de surgissement et de dissimulation de l’ombre et de la lumière.

J’ai fini par découvrir le secret de ce jeu de l’ombre et de la lumière qui est la caractéristique essentielle de l’esthétique de Qodaid. Les peintres parlent parfois de Dieu, des divinités. J’ai rarement rencontré un peintre qui fonde comme Qodaid son œuvre sur un verset du texte fondateur : le Coran.

Je vous parle d’un peintre qui n’a pas hésité dans un dialogue avec un journaliste, qui lui rendait visite dans son atelier, à faire l’exégèse du verset suivant :                    

بسم الله الرحمان الرحيــم

آلم تـرى الى ربك كيف مد الظــل ولوشاء لجعله ساكنــا ثم جعلنــا الشمس عليه دليــلا

سورة الفرقان 

                                « Ne vois-tu pas 

                                  Comment ton seigneur étend l’ombre ?

                                  Il l’aurait rendue immobile s’il l’avait voulu 

                                  Nous avons fait du soleil son guide, 

                                  Puis nous la ramenons à nous avec facilité ». 

 

                                            Sourate LA LOI 

                                     Traduction Denise Masson 

Vous ai-je parlé d’un peintre qui baigne dans le mysticisme, qui est soufi (une de ses toiles est dédiée à un derviche tourneur) ? Je ne sais. Tout ce que je peux par contre affirmer c’est que toute son œuvre frôle le monde spirituel, si elle n’est pas dans sa totalité un univers spirituel.

 Si elle paraît à l’écart d’une modernité tonitruante, c’est qu’elle vise à faire souvent vibrer ce qui en nous subsiste du monde de l’existentiel, après l’évanouissement de l’éphémère, du superficiel et du périssable. 

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