L’écriture et la connaissance des ressorts sociétaux

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En lisant un article de Frédéric Pot (A quand la fête ? Le Monde daté du 2 juin 2020), j’ai été interpellé par le thème traité et par la démarche de l’auteur. Sa réflexion se situe à l’amont de la seconde phase du déconfinement en France. Elle s’appuie, entre autres, sur la conception de la fête développée par le sociologue David Le Breton, d’après laquelle « La fête, c’est le retour au corps, et à ce sentiment d’exister que potentialise la présence des autres ». Cet appel à la fête et cette soif des autres interviennent dans des circonstances où le deuil, le chômage, la fracture, la psychose sévissent dans le corps social. Pourtant le propos de l’auteur est direct et sans complexe.

Lorsque, parallèlement, j’apprends que l’Espagne a proclamé un deuil national de dix jours pour rendre hommage à la mémoire des victimes du Covid-19, je constate combien les symboles changent d’une société à une autre. Cette conclusion n’est ni une condamnation d’une démarche ni la célébration d’une autre. Mais je suppose que ce sont des situations qui s’adossent à la connaissance des ressorts des sociétés où elles prennent place. Car un deuil n’écarte pas ad vitam aeternam la fête en tant que fait social. Et puis, même si on n’a pas la tête à la fête, on peut avoir la fête dans la tête. On peut chercher la fête sans attendre ou, d’abord, acter la mort de la psychose par le deuil comme symbole cathartique ; la fête suivra…

Connaît-on réellement le vécu des Marocains ?

Mais, malgré cette relativisation, ma lecture de l’article en question a été influencée par le conditionnement social de mon enfance et de ma jeunesse. Car, dans mes souvenirs du passé, la fête ne cohabite pas avec le deuil. D’aucuns reportaient des célébrations festives lorsqu’un membre de la famille ou même un voisin subissait un événement endeuillant. Ces faits m’ont amené à me poser la question de savoir comment un penseur marocain ferait pour aborder un tel sujet dans le contexte national. Peut-on célébrer l’acte de fêter alors que des gens connaissent l’angoisse face à l’épidémie et à la crise économique qui les atteignent dans leur santé, leur emploi et leur pouvoir d’achat ; des gens qui parfois pleurent leurs morts ? Ceci ne risque-t-il pas de choquer une partie ou l’ensemble de ceux-ci ? Je ne saurais affirmer si la nuance et la relativisation constituent des modes courants dans le réflexe de l’ensemble du corps social marocain. 

Mais quel est en réalité l’état de la société marocaine d’aujourd’hui ? En dehors de certains clichés, connaît-on réellement le menu détail du vécu des Marocains ? Quelles sont leurs occupations et leurs préoccupations ? Quels sont leurs goûts et leurs préférences ? Où en est la jeunesse ? Quels sont ses choix dans la vie ? Comment se présentent les relations intergénérationnelles ? Quel est le rapport des Marocains à la lecture ? Quelle est leur conception de la citoyenneté ? Sont-ils tolérants ? Sont-ils superstitieux ?... Des questions qui devraient hanter tous ceux qui écrivent sur le Maroc et sur les Marocains.

Notre pays a connu de grands changements. Le nombre de ses habitants s’est beaucoup accru. Les mentalités ont subi de grandes mutations. L’urbanisation accélérée a développé les sentiments d’individualisme et de repli sur une cellule familiale très réduite. Certes la solidarité et les élans patriotiques se manifestent encore face à des défis extérieurs ; certes beaucoup déclarent rester fidèles aux vertus sociales qui ont toujours animé la vie de la collectivité. Mais, dans la vie de tous les jours, les gestes spontanés ont tendance à s’éclipser devant les maux de la société moderne. 

De quels outils disposons-nous pour connaître cette nouvelle société qui se développe sous nos yeux ? Car, pour s’adresser aux composantes d’une collectivité, il est nécessaire de disposer de certaines clés de lecture, parce que la connaissance des fondamentaux d’une société permettent de faire œuvre utile. Quelle que soit la teneur du produit de l’écriture, l’objectif devrait être de cibler des aspects de la vie au quotidien.  

On ne vit pas que de positions politiques ou religieuses

La vie est faite de menus détails qui, pris séparément, semblent insignifiants, mais dont la somme constitue l’essentiel du vécu des gens. Ceux-ci ont besoin de manger, de prier, mais également de rire, de rêver, d’écouter une belle musique, d’entendre un beau poème ou une complainte d’une bonne aïta, de se divertir. Car on ne vit pas que de positions politiques ou religieuses. On n’a pas besoin de connaître les convictions des gens pour cohabiter, faire du commerce, sympathiser, partager des hobbies. Même les plus radicaux des partisans ne fréquentent pas que des militants de même acabit. Les nécessités de la vie les mettent en contact avec un large éventail de personnes.  

Les études disponibles sur le Maroc, qu’elles soient universitaires ou autres, portent surtout sur des thèmes qui sont souvent graves et fortement spécialisées. Ces recherches sont indispensables pour alimenter et ressourcer certaines réflexions. Cependant, au-delà des thématiques politiques, religieuses ou économiques, qui constituent le champ de prédilection de nombre d’auteurs, l’écriture doit s’intéresser au vécu des Marocains, autant à l’épique qu’au prosaïque. Pour cela, et même lorsqu’il s’agit de fictions littéraires, la réflexion doit s’appuyer sur des données qui renvoient à des faits sociaux ordinaires qui se situent au centre des préoccupations courantes des populations. Si écrire sur les questions qui touchent la société marocaine n’a jamais été aisé, bien écrire sur celle-ci est tributaire de la connaissance du corps social, dans un environnement qui s’est complexifié de jour en jour. Les éléments d’information sont sur le terrain de la vie. Et plus on est familier avec ce terrain, et plus on réussit le ciblage des sujets qui intéressent la société. Mais un écrivain n’est pas forcément outillé pour faire sa propre recherche de terrain. Il doit pouvoir puiser dans des données à sa portée. Des sondages d’opinion portant sur le vécu quotidien, saisi grâce à des questions simples, peuvent peut-être remplir cette fonction de mise au jour de ces données. La mise en place d’un institut national de sociologie serait la bienvenue ; il constituerait le moteur d’une vaste action de recherche qui alimenterait une véritable banque de données. 

Par ailleurs, j’entends souvent autour de moi des remarques sur la production littéraire et artistique du pays et sur le recours frénétique par le citoyen aux produits importés. On reproche à cette production de voguer entre la bouffonnerie, la mièvrerie et l’ésotérisme. Au-delà de ces prises de position, apparemment excessives, on a besoin d’écrits qui innovent dans la simplicité et fournissent sa matière au théâtre, au cinéma, à la télévision afin d’échapper aux séries abrutissantes qui viennent souvent d’ailleurs et qui traitent de problématiques bien éloignées du substratum social de notre pays. La littérature devrait fournir une matière riche, variée et accessible pour un théâtre, un cinéma et une télévision de qualité. On a aussi et surtout un grand besoin d’une école publique citoyenne et de haute facture qui nous donne des lecteurs et des citoyens cultivés, curieux et vigilants qui nous mènent vers une véritable société de la connaissance, ouverte sur le monde et allergique aux radicalismes et aux fanatismes.

C’est en étant ainsi armé d’une connaissance des ressorts sociétaux, qu’un écrivain pourrait mettre son art au service de la communauté, tout en se libérant d’une éventuelle peur de choquer ou de déplaire. Ce souci n’entame en rien l’autonomie qui doit guider souverainement la pensée, toute pensée. C’est juste une question de respect du lecteur.

Rabat, le 3 juin 2020

 

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