Mandat de la Banque centrale et politique monétaire : l’automne à Pékin – Par Rédouane Taouil

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« Le savoir théorique comme fin en soi, déjà dégradé en commandement pratique, est seul détenteur des principes qui conditionnent tout » (Jean-Paul Jouary)

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La crise sanitaire et les réponses publiques à la poussée récessive qui l'accompagnent placent au cœur du débat public la question de la réorientation de la politique économique. Les actions de la banque centrale, en particulier, donnent lieu à des interventions ponctuées de préconisations de relances monétaires qui, les interrogations sur "le modèle du développement" aidant, mettent l'accent sur l'élargissement des missions de l'Institut d'émission. Ainsi est prônée la mise en place d’un mandat dual combinant à la fois les objectifs de stabilité des prix et de croissance.  

Cette recommandation, apparaît à l’examen, doublement lacunaire. D'une part, elle ne procède pas d'un diagnostic des mécanismes de transmission des impulsions monétaires à l'économie réelle. D'autre part, elle n'explicite pas les relations entre le refinancement du système bancaire, l'inflation et l'activité, laissant dans l'ombre la question essentielle de la liaison entre les instruments et objectifs de la stratégie de la Banque centrale.

La transmission à l’activité et la métaphore du bouton de machine

S’inscrire en faux contre des propositions d’analyse ou une politique ne peut prétendre avoir un intérêt critique que si les objections opposées déroulent des arguments qui relèvent du même ordre que ceux développés par les considérations soumises à discussion. A scruter l’appel au mandat dual, force est de noter qu’il est loin de satisfaire à ce critère. En effet, il se limite à user du stratagème de l’exemple de la Banque centrale des États-Unis, la FED, pour souligner la pertinence de l’assignation des cibles d’inflation et d’emploi au décideur monétaire et suppose que les expansions monétaires sont génératrices de surcroît d’activité. Par-delà les propos anachroniques et les prénotions qu’il renferme, il ne dérive pas d’une évaluation des actions de Bank Al Maghrib sur le terrain de la politique monétaire et du cadre opérationnel qui sont les siens. Ainsi le silence est observé sur les mécanismes de transmission qui donnent pourtant à mesurer la capacité des impulsions monétaires à influer sur l’activité.

A examiner ces mécanismes, on s’aperçoit que le crédit bancaire est le canal majeur par lequel transite la politique monétaire.  Les actions de la banque centrale affectent, en effet, aussi bien le coût de financement que le volume des prêts. Un examen de ces actions révèle une faible intensité des répercussions et une asymétrie d’impact. La force de la transmission apparaît tributaire des imperfections qui tiennent à la fois du pouvoir de marché des banques, de l’asymétrie d’information et des entorses à la loi par les emprunteurs. Ces structures et comportements sont à l’origine des rationnements financiers des petites et moyennes entreprises dont le poids est insigne au sein de l’économie. La quasi-totalité des prêts est soumise à des garanties dont la valeur moyenne se situe à plus du double du montant du financement, selon des enquêtes convergentes. Ces garanties qui, sont tenues par les banques pour un signal de qualité qui leur permet de discriminer entre les emprunteurs, entraînent une différenciation en deux segments : d’un côté, de grandes entreprises bénéficiant de conditions avantageuses qui reçoivent une large part des crédits, de l’autre, des entreprises de petite taille soumises à un plafonnement d’endettement, à de lourdes collatéraux, et à des primes de risque qui élèvent le coût du crédit.  Les entreprises privées d’accès au financement se trouvent ainsi fortement dépendantes de leurs possibilités d’autofinancement ou des crédits commerciaux.  La prise de garantie reste déterminante du fait de l’attitude des banques vis-à-vis de la qualité des candidats à l’emprunt d’autant les entreprises de petite taille ne se conforment guère aux règles de demande de crédit. L’information fournie par l’entreprise ne peut servir de base à un jugement sur la qualité du projet ni sur la propension au risque. Le prêteur est ainsi confronté à une incertitude qu’il n’est pas en mesure d’atténuer par la vérification de l’information. Non seulement le contrôle est coûteux, mais il n’est pas possible de détecter le type d’emprunteur. Les entreprises peuvent, par ailleurs, être enclines, en cas d’obtention de financement, à consacrer le crédit à d’autres emplois que ceux déclarés.

Outre ces rationnements financiers qui pèsent sur les décisions de production et d’investissement, la transmission présente un caractère asymétrique : les banques répercutent sur les taux débiteurs plus la hausse que la baisse de leur coût de refinancement. Le desserrement de la politique monétaire, intervenu suite à la baisse des taux directeurs au milieu de la décennie 2010 n’a pas débouché sur une extension de la distribution de l’offre de financement. Le canal du crédit semble déterminé moins en amont, par la transmission du maniement du taux directeur, qu’en aval, par les anticipations des firmes bancaires et les structures de leur marché. Les décisions de fixation du coût des emprunts comme la sélection des projets semblent dépendre de la perception des risques attachés à la conjoncture. L’atonie de la consommation intérieure, les menaces de dégradation du pouvoir d’achat ou la contraction de l’investissement élèvent la probabilité de défaut des emprunteurs et renforcent l’intolérance aux comportements jugés risqués d’autant que la montée des créances en souffrance accentue la prudence, y compris envers les groupes ou entreprises ayant bénéficié d’accès à des ressources peu onéreuses à des périodes de restrictions monétaires. Dans ce contexte, les frictions financières accentuent l’asymétrie d’information entre prêteurs et emprunteurs et la perception des risques de vulnérabilité et d’insolvabilité. Les rationnements de petites et moyennes entreprises persistent en dépit des dispositifs de garantie. Le ralentissement du crédit bancaire est de nature à susciter des effets d’accélération du cycle économique. L’effet conjugué des restrictions d’accès au financement et de la prévision de la décélération de la demande de leurs produits conduit des entreprises à réviser leurs plans de production à la baisse créant ainsi les conditions d’interaction négatives entre crédit et activité.

En ignorant le préalable obligé de l’examen de la transmission monétaire, le principe du mandat dual en vient à présupposer que l’amendement des dispositions statutaires quant à la priorité de la stabilité des prix et le soutien à l’activité sans préjudice à cette stabilité est de nature à relancer la croissance. Cette présupposition, qui implique que la codification institutionnelle suffit à exercer les effets attendus, véhicule une conception mécanique de la politique monétaire.  Le Gouverneur de Bank Al Maghrib n’a-t-il pas, à maintes reprises, répondu aux demandes de relance par la création monétaire que l’Institut d’émission ne dispose pas d’un bouton sur lequel il suffit de s’appuyer pour lancer la croissance. Cette métaphore, qui invite à ne pas placer la banque centrale au rang d’un décideur qui contrôle l’économie comme un ingénieur un système de machines, rejette l’hypothèse, largement partagée, d’un pilotage mécanique. « On ne dirige pas - affirme M. Woodford, figure éminente de la macroéconomie monétaire- une Banque centrale comme un pétrolier, ou une navette spatiale qui suit une trajectoire soumise à des paramètres variant constamment mais qui ne dépendent pas des anticipations propres du véhicule sur le cap à suivre ». 

La conception mécanique contient trois erreurs qui tiennent toutes à l’évacuation des interactions qui caractérisent la mise en œuvre de la politique monétaire. En premier lieu, elle ne tient pas compte du rôle que jouent les anticipations des agents privés dans la configuration et les performances globales de l’économie. Les décisions prises compte tenu des signaux émis par la banque centrale et de l’état de confiance dans l’environnent peuvent conduire à des biais ou à des effets contreproductifs contraires aux effets escomptés. Lorsque les anticipations sont défavorables par suite de l’insuffisance de la demande, un assouplissement de la politique monétaire, accompagné de mesures de stimulation de l’offre de crédit, n’est pas susceptible, comme on l’a noté, d’exercer un impact positif sur l’investissement et la production quand bien même la priorité est accordée à l’activité. En second lieu, est ignorée l’interdépendance entre la politique monétaire et les variables budgétaires. Ainsi, si la banque centrale réduit le taux d’intérêt en vue d’encourager l’activité, le gouvernement peut en profiter pour accroître le financement des dépenses publiques par l’émission de titres. La progression de la demande globale est susceptible de générer une tension sur les prix de nature à pousser la banque centrale à réviser ces mesures de refinancement de l’économie. Enfin, l’autorité monétaire est sujette à des dilemmes significatifs sous l’effet, par exemple, des interactions entre la stabilité des prix et la stabilité financière. Un exemple est donné par le paradoxe de la crédibilité qu’on illustre souvent par la crise financière de 2008 : la poursuite de la maîtrise de l’inflation s’accompagne de la formation de bulles spéculatives qui viennent accentuer la fragilité du système financier. L’ensemble de ces interactions, qui attestent l’inanité de l’image du banquier central ingénieur, suggère de saisir la politique monétaire à l’aune du contexte d’interdépendance stratégique qu’elle recouvre.

Le manda dual : une prescription sans stratégie

A en juger par les pratiques des banques centrales, il apparaît significatif que celles-ci ne définissent pas explicitement le poids octroyé à l’activité. Les perspectives de croissance, qui servent dans l’élaboration de scénarios, jouent, à l’évidence, un rôle dans la spécification des trajectoires d’inflation. Mais dans la prise de décision, ce sont des compromis qui sont recherchés quant à la gestion des fluctuations de l’activité. L’estimation des gains nets de bien-être social en termes d’emploi se heurte à trois difficultés de taille. D’un côté, les comités de politique monétaire ne peuvent parvenir à une évaluation commune de ces gains du fait des divergences d’opinions. Même en cas de consensus, l’agrégation de ces opinions est loin d’être aisée. Des études empiriques du maniement du taux d’intérêt en réaction à la conjoncture à partir de la règle de Taylor concluent que les pondérations du coût de l’inflation de la volatilité de la production sont similaires. Il y a, cependant, loin entre ce résultat et les comportements des autorités monétaires. En deuxième lieu, la diffusion d’informations sur la stabilisation de l’activité risque d’amoindrir la portée de celle concernant l’inflation sur laquelle la banque centrale engage précisément sa crédibilité. Pour autant, on parle du « petit vilain secret des banquiers centraux ». Ceux-ci sont enclins, pour se soustraire aux pressions politiques, à ne pas dévoiler leur degré de préférence pour l’emploi. Cette attitude est consécutive à la prévalence de l’engagement des autorités monétaires à se conformer à des règles de nature à éviter les biais d’inflation jugés plus déstabilisateurs. L’incertitude impose souvent une démarche graduelle qui s’exprime dans des réponses bien mesurées au regard de l’ampleur des perturbations de l’activité. Ce principe se manifeste dans le lissage des taux directeurs en vue d’écarter les retombées corrélatives sur la stabilité financière, a fortiori si un abaissement du coût de refinancement ne stimule pas le crédit bancaire et l’activité. Enfin, s’il est relativement aisé de définir une cible quantifiée d’inflation autour de laquelle la banque centrale organise ses dispositifs, il n’en est pas de même de l’activité. C’est ainsi que deux principes clé régissent les actions de la banque centrale : l’efficacité dans l’atteinte des objectifs et la responsabilité quant à la maîtrise du niveau et de la volatilité de l’inflation. Pareille priorité accordée à la maîtrise de l’évolution du niveau général des prix est le corollaire de la vision qui gouverne la politique monétaire. Celle-ci implique que l’objectif de contrôle de l’inflation est bel et bien du ressort de l’organisation institutionnelle de l’Institut d’émission tandis que la croissance potentielle dépend, elle, des ressources en travail et capital, des changements techniques et des marchés du crédit, des produits et du travail. Sous ce rapport, les inflexions de la politique monétaire ne peuvent affecter l’activité qu’à court terme à travers la réduction de l’écart entre le niveau potentiel et le niveau effectif du PIB. 

En dépit des apparences, un mandat dual n’implique pas une parité entre les objectifs d’inflation et d’activité. Il y a plutôt disparité à la fois au niveau de la conception de la politique monétaire et de sa mise en œuvre.  Les réactions de la FED, tant tenues pour une illustration éloquente, ne reflètent pas, comme le souligne Paul Rabanel, l’attribution d’un même poids relatif à l’inflation et à l’emploi. En période d’expansion, L’autorité monétaire s’attache à la maîtrise de l’inflation en lissant les taux d’intérêt et, à la lutte contre la montée du chômage lors de creux conjoncturels. Les missions de la Banque des banques américaine sont bien marquées depuis Volker (1979) et Greanspean (1987-2006) par l’évitement du « précipice de l’inflation ». La préconisation du mandat dual est ainsi vulnérable à la critique suite à son procédé rhétorique de l’exemple, mais également quant aux vertus qu’elle prête aux expansions monétaires qu’elle tient pour une évidence se passant d’étayage argumentaire. Profitant de la tolérance à l’implicite, elle considère acquises deux relations fondamentales L’une stipule que l’expansion monétaire entraîne une montée de l’inflation qui allège le poids des dettes privée et publique et stimule la demande globale. L’autre exprime un lien positif entre l’inflation et l’emploi : en cas de sous-emploi, la progression de la masse monétaire génère, dans le contexte de prix rigides, une réduction du chômage. Ces relations font l’objet de remises en cause. La liaison entre masse monétaire et inflation apparaît instable : outre qu’un même taux de celle-ci se trouve associé à des rythmes différents de celle-là, des actions de lutte contre le risque de déflation par des injections massives de liquidités n’ont pas pu relancer l’inflation et agir sur l’économie réelle. Dans le même temps, la grande modération de l’inflation intervenue depuis plus de trois décennies est couplée à des niveaux variables d’activité.

En définitive, la prescription d'un mandat dual apparaît privée de justifications : non seulement elle ne s’adosse pas à une spécification des conditions d’exercice de la politique monétaire, mais elle reste littéralement muette sur la caractérisation de la stratégie de soutien à la croissance. Comme telle, elle donne à songer à "L'automne à Pekin" de Boris Vian, roman où il n'est question ni de la saison des feuilles mortes, ni de la capitale de Chine. Les stratégies des banques centrales, le renouvellement des dispositifs de régulation, les modalités de contrôle prudentiel, les liens entre stabilité financière, politique budgétaire et réformes structurelles font l'objet de réflexions abondantes que les interrogations de la politique monétaire au Maroc doivent   solliciter sous peine de se cantonner à des sentiments de réalité ou des prises de position. L’étude des missions de la Banque centrale a à puiser dans les cadres d’analyse auxquels se rattachent ces réflexions, loin de cette tendance à dresser des inventaires qui juxtaposent des préconisations sans fondements au prétexte qu’il est urgent d’agir. Ainsi que le souligne Jean-Paul Jouary « Le savoir théorique comme fin en soi, déjà dégradé en commandement pratique, est seul détenteur des principes qui conditionnent tout ».

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