chroniques
Réexplorer et réexposer les imaginaires aquatiques, une obligation et un devoir exigent - Par Abdeljlil Lahjomri
Abdeljlil Lahjomri, secrétaire perpétuel de l'Académie du Royaume du Maroc : « Africa we want » que des jeunes africains veulent est une lumineuse préfiguration du modèle et du monde coopératif voulu par les participan au Blue Africa Summit
La deuxième édition du Blue Africa Summit s’est tenue jeudi à Tanger, sous le Haut Patronage du Roi Mohammed VI. Initiée par de l’Académie du Royaume du Maroc cet événement majeur, organisé en partenariat avec le Forum mondial de la mer et la Saison bleue, rassemble près de 100 experts scientifiques, acteurs économiques et responsables politiques pour débattre des défis et des opportunités que représente l’océan pour l’Afrique. Le Blue Africa Summit 2024 a particulièrement mis l’accent sur la création d’alliances stratégiques entre les pays africains et les organisations internationales, afin de renforcer la gouvernance de l’océan et les initiatives de conservation. Dans son exposé inaugurale qui s’est concentré sur l’avenir des start-ups dans l’écosystème océanique et le droit à l’initiative, Abdeljlil Lahjomri, secrétaire particulier de l’Académie du Royaume, s’est fondé sur des imaginaires aquatiques à réexposer, en particulier africains, pour exposer, comment « le bleu du ciel et celui de la mer sous la lumière desquels » se tenait le Blue Africa Summit, puissent contenir et renforcer « nos rêves autour d’un même horizon de fraternisation comme nouveau récit collectif » :
La seconde édition du BLUE AFRICA SUMMIT, en effet, est, l’occasion de mesurer dans sa portée enrichissante l’importante initiative de Sa Majesté le Roi Mohammed VI qui invite à une refondation des océans comme des routes maritimes imaginées en autostrades de la nouvelle coopération mondiale. Cette vision est capitale pour reconnecter, pour désenclaver et pour régénérer le lien universel.
Rappelons que la « Déclaration de Tanger » de 2016 soulignait combien la croissance africaine dépendrait largement des échanges internationaux s’effectuant à plus de 90% par voie maritime. Nous avons repris ce constat, l’année dernière dans la première édition du « Blue Africa Summit » indiquant, je cite, que « l’océanité africaine passe évidemment par le développement d’infrastructures côtières, portuaires, de la flotte de pêche et de commerce qui permettront aux Etats et aux populations de disposer de leurs propres ressources commerciales, halieutiques, marines, génétiques, énergétiques ». D’où l’encouragement, le soutien et l’accompagnement au développement de start-ups.
Start up et le droit à l’initiative
La vision royale invite surtout à ce que la réflexion sur les perspectives et promesses aquatiques soit un atout majeur en termes de connectivité du vivant. Réunis pour une Afrique pleinement connectée à l’Europe, aux Amériques comme à l’Asie, nos débats lors de cette seconde édition s’inscrivent aussi dans un agenda international précis, celui d’une journée de consultation régionale préparatoire à la 3ᵉ Conférence Océans des Nations Unies qui se tiendra à Nice en 2025. Il sera donc question durant nos échanges, de l’économie bleue, autrement dit, de l’exploitation des fonds marins, de la meilleure connaissance scientifique des océans, des politiques publiques à mobiliser, des indicateurs sur la vie océane et de nombreux sujets relatifs aux préoccupations environnementales. Mais il s’agira aussi de projets innovants initiés par des jeunes, en particulier, et par la société civile en général. Il paraît alors important de signaler, l’affirmation à ce propos du droit à l’initiative, droit adossé aux conceptions africaines sur le monde aquatique que nous voulons et visons à mieux réinventer.
Le thème choisi cette année sur l’économie bleue, et qui met à l’honneur des start-ups dans l’écosystème océanique, est une idée fertile. Le néologisme start-up place sous les feux des radars l’option économétrique indispensable dans un monde globalisé où chacun propose sa créativité et la bonification qu’il entend tirer de la relation commerciale.
Il faut de ce fait saluer les jeunes initiatives entrepreneuriales qui, explorant les richesses maritimes tout en veillant à la préservation de l’environnement corallien dans l’océan Indien par exemple, ou en veillant à la biodiversité ou à l’éolien, accroissent la capacité globale à perfectionner, améliorer, transformer le vivant et l’inscrire dans une logique, bienfaisante et favorablement durable pour la transmission aux générations futures.
Les start-ups renvoient ainsi à ce qui est au fondement des espérances, le droit à l’initiative et aux prises de consciences pour ne surtout pas tourner le dos au patrimoine et aux imaginaires sans lesquels une action d’envergure comme la nôtre serait amoindrie.
Un monde aquatique qui porte et permet la survie de l’espérance humaine
Un roman philosophique de la fin du XIIe évoque un nourrisson, abandonné sur les flots à sa naissance par sa mère, qui « aborde dans une île déserte, où il est recueilli par une gazelle… ». Le premier constat qu’établit le lecteur est celui d’un monde liquide salvateur, (comme l’Afrique bleue, devrait l’être « salvatrice »), un monde aquatique qui porte, transporte et permet la survie de l’espérance humaine. Le second constat est la prise en charge de ce nourrisson isolé par un animal. Est fortement signalée ici une solidarité homme-nature constitutive des imaginaires de la correspondance, dans le dialogue des mondes, solidarité renouvelée, et elle aussi salvatrice.
C’est sur ces imaginaires aquatiques à réexposer, et en particulier africains, que je voudrais circonscrire mon propos afin que le bleu du ciel et celui de la mer sous la lumière desquels nous nous réunissons, contiennent et renforcent nos rêves autour d’un même horizon de fraternisation comme nouveau récit collectif.
Réexplorer et réexposer les imaginaires aquatiques à la Courbe du fleuve des pensées et des suggestions, pour reprendre le titre d’un ouvrage sur les rivages du Congo écrit par le romancier britannique « V. S. Naipaul », est pour nous une obligation, un devoir exigent. Pour façonner la nouvelle océanité que nous bâtissons à partir de nos legs et instruments de compréhension et de compassion. Le contour aquatique du continent africain permet en effet de penser la construction de sa continentalité comme le fruit d’une histoire multiple, saisissable depuis les interfaces de l’océan indien, intégrant les dynamiques d’échanges économiques depuis la Protohistoire jusqu’au peuplement de Madagascar, de la mer Rouge (comprenant les riches échanges entre judaïsme, christianisme et islam), de la mer Méditerranée (impliquant les civilisations antiques de l’Égypte et de l’Afrique amazigh, le commerce phénicien et grec, la romanité de l’Afrique du Nord, l’axe andalous et la co-fabrication d’une singulière expertise hydraulique, la civilisation arabo-musulmane comme articulation majeure des mondes médiévaux), de l’océan Atlantique (et du registre précisément compassionnel que nous devons avoir sur la prédation esclavagiste qui fondit sur de puissantes fédérations et royaumes africains). Toute cette rétrospective historique est à configurer dans un archipel méthodique et énergisant.
D’où l’idée que je suggère de voir le Sahara aussi comme une mer de sable, certes, mais aussi comme le continuum d’anciennes « navigations » caravanières et des interfaces à repenser et à relier pour donner paroles et voies aux autostrades et nouvelles civilités aquatiques.
Connecter pleinement l'Afrique
Ali Belmakhlouf, membre de notre Académie nous dit « qu’il nous est difficile de penser aujourd’hui que le Sahara fut une autoroute où il y eut une circulation intense qu’anime un commerce de toutes sortes : cela va des manuscrits aux dents de géant, en passant par les antilopes qu’on offrait aux marabouts ». On pourrait ajouter aussi par la circulation et le commerce de l’or.
Nous avons récemment entendu, à l’Académie du Royaume du Maroc, une contribution sur le poète malgache Jacques Rabemananjara (1913-2005), qui, exalta les rites millénaires, les vantant par des mots poétiques dont je m’inspire « défi magnifique, que ce carrefour des océans, à la rencontre des continents ».
Ainsi, les imaginaires aquatiques africains, allant à la rencontre des continents, doivent évoquer les sirènes appelées en Afrique subsaharienne les « mamies wata » ou les dames de l’eau en broken english (« wata » venant de « water »). De déesse ou divinité aquatique dans la mythologie des peuples du littoral - au Congo, au Gabon, au Cameroun ou au Nigéria -. Cette mythologie a évolué, transformant progressivement la « femme de l’eau » en figure tentatrice, et au lieu qu’elles soient malfaisantes, la mythologie océane actuelle que nous construisons en fera des start-ups bienfaisantes, nourricières. Le poids de cet imaginaire en modification a aussi incité des populations africaines à ne plus considérer le monde marin comme source de périls et de dangers.
Il s’en suit une recontextualisation qui construirait une relation dépourvue de défiance tant avec le monde liquide qu’avec les autres peuples.
C’est la perspective dans laquelle se placent la Sénégalaise Fatou Diome dans son roman Le ventre de l’Atlantique et que partage la Camerounaise, documentariste, photographe et écrivaine Ovalde Lewat dans son roman Les aquatiques. La première s’en prend à l’océan Atlantique dévoreur de vies humaines et cimetière des migrants, tandis que Lewat place son livre, sur une exigence d’émancipation des marginaux vus comme des « aquatiques ». Un autre roman, plus social, est le récit que livre Emmanuel Dongala dans Photo de groupe au bord du fleuve. Il décrit des femmes cassant des pierres au bord du fleuve Congo. Loin de la peinture horrifiée de l’Afrique contenue dans le Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Dongala présente les difficultés des êtres travaillant dur pour produire des matériaux servant à construire l’avenir.
Connecter pleinement l'Afrique aux autres continents à travers ses ports, détroits et canaux maritimes, dans un réseau dynamique reliant l'océan Indien, le canal de Mozambique, la mer Rouge, le golfe Persique, la Méditerranée, la mer de Sable qu’est le Sahara, et l'océan Atlantique est notre vision trans-aquatique pour aller de la terre à l’eau et pour que l’eau, soit un élément stabilisateur de toute vie terrestre. Cette vision articule les autoroutes maritimes, porteuses de biens marchands, à de nouvelles transportabilités et cognitions adossées à un patrimoine culturel valorisé.
L’écrivaine caribéenne Gisèle Pineau, dans Le Parfum des sirènes, soumet à la discussion générale l’argument refondateur du retour à la mythologie et, partant, à la force africaine. C’est un argumentaire identique que mettent en chantier de jeunes Africains, que nous accueillons à l’Académie du Royaume, sans avoir l’étiquette de start-uppeurs, mais animés par la perspective d’une Afrique qui se donne rendez-vous à elle-même et regarde le futur avec optimisme. Ce sont ces jeunes, sous l’aimable tutorat de l’écrivain Blaise Ndala (auteur de Dans le ventre du Congo), qui, issus de 27 pays africains anglophones, francophones et de la diaspora, jeunes auteurs, sélectionnés pour leur créativité, ont composé de beaux textes puisés dans les imaginaires du continent africain sur le thème « Africa we want ». Cette Afrique qu’ils veulent est une lumineuse préfiguration du modèle et du monde coopératif. C’est bien celui que nous préparons ici, à Tanger, dans ce sommet dont l’eau est la source à entretenir pour nous régénérer, irrigant un développement apaisé du monde, construisant par une « Blue Africa we want », un nouvel enchantement. Patrick Boucheron dans sa leçon inaugurale au Collège de France, dit : « à se tenir en face de la mer, on ne voit plus la même chose ; tenter, braver, persister, nous en sommes là, certainement quelque chose à tenter ».
Blue Africa Summit est une de ces enthousiasmantes tentatives.