chroniques
Un avion marocain à la rencontre du destin de Patrice Lumumba – Par Hatim Betioui
Montage d’Ahmed Snoussi (G) et Patrice Lumumba
Après l'admission de la République du Congo aux Nations Unies le 20 septembre 1960, Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo, est venu au Maroc. Les dirigeants africains avaient l'habitude, en revenant de New York, de passer par Rabat pour rencontrer le roi Mohammed V.
Un ministre et ambassadeur atypique
Lumumba est arrivé au Maroc à bord d'un avion russe, et Ahmed Snoussi, un des précurseurs des Affaires étrangères après l'indépendance en 1956, a été appelé pour accompagner le célèbre leader congolais.
Snoussi, un personnage atypique comme bien d’autres hommes d’Etat marocains de l’époque, est devenu plus tard ambassadeur du Maroc dans plusieurs pays africains, puis ministre de l'Information avant de terminer sa carrière comme ambassadeur représentant permanent auprès des Nations Unies.
Lumumba était connu pour une culture puisée de ses lectures dans livres russes et communistes, focalisant tout son discours sur l'impérialisme américain. Lors de son séjour en Amérique, il semble avoir découvert que l'impérialisme américain n'était pas si mauvais, et peut-être y avait-il subi un certain reformatage.
Abandonné à Rabat par les Russes
Dans des entretiens non publiés, réalisés peu avant son décès le 11 octobre 2021, Snoussi raconte qu’à sa descente de l’avion à l'aéroport de Rabat-Salé, Lumumba a déclaré à la presse : "Tout comme il y a un impérialisme américain, il y a aussi un impérialisme soviétique".
Les pilotes de l'avion russe qui avait transporté Lumumba à Rabat ont exigé alors de décoller immédiatement après avoir entendu cette déclaration, laissant Lumumba sans avion pour rentrer chez lui.
Le séjour de Lumumba à Rabat était prévu pour quatre jours à Rabat, mais se prolongea bien au-delà. Le neuvième jour, le roi Mohammed V a demandé des nouvelles de Lumumba à Ahmed Snoussi qui est allé ensuite s’enquérir auprès du Premier ministre congolais de ses intentions et de la date de son retour à son pays. Lumumba a expliqué qu'il n'avait plus d'avion à sa disposition, les Russes ayant retiré celui qui l'avait amené d'Amérique.
Snoussi en a informé le roi, qui a ordonné de mettre un avion à la disposition de Patrice Lumumba pour qu'il retourne chez lui, en chargeant Snoussi de l'accompagner à Léopoldville et de revenir avec l'avion.
Un périple imprévu
Le jour de son départ, Lumumba a proposé à Snoussi de faire une tournée en Afrique avec l'avion offert par le roi. Snoussi a expliqué que l'avion avait été prêté uniquement pour son retour au Congo. Lumumba a insisté en disant que le roi lui avait dit de "prendre l'avion", interprétant cela comme un cadeau permanent. Lumumba a ainsi fait une tournée dans 11 pays africains, avec Snoussi signant les factures de carburant.
La tournée a duré 17 jours. À son retour au Congo, Snoussi a trouvé plusieurs télégrammes du palais royal et du ministère des Affaires étrangères demandant le retour immédiat de l'avion au Maroc. L'un des télégrammes du roi Mohammed V disait : "Envoie l'avion, tu peux rester avec Lumumba".
Conseiller malgré lui
Snoussi ne quittera le Congo qu'après l'assassinat de Lumumba le 17. Janvier 1961, ayant été ainsi contraint de travailler à ses côtés pendant près de dix mois avant d'être nommé à une commission de réconciliation tribale de l'ONU.
Lumumba avait une culture et une éducation limitées, selon Ahmed Snoussi, mais il était un patriote et un unificateur, l'un des rares dans un pays dominé par le tribalisme. L’immensité du Congo et ses richesses, convoitées par des pays comme les États-Unis, la Belgique et la France, ainsi que les positions politiques de Lumumba, ont entravé son succès. Un accord a été conclu pour l'éliminer, et il a été remis à son ennemi Moïse Tshombé, qui a dirigé l'État sécessionniste du Katanga (1960-1963) avec le soutien de la Belgique, avant de devenir Premier ministre de la République du Congo Kinshasa (1964-1965).
L’assassinat
Lors de son transfert vers la province du Katanga, où l’attendait à Élisabethville, les soldats de Moïse Tshombé, Lumumba a été battu dans l’avion et a sombré dans le coma. À son arrivée à Élisabethville, les soldats lui ont tiré dessus et l'ont tué, puis ont dissous son corps dans de l'acide sulfurique, ne laissant qu'une dent. Le policier belge Gérard Soete, qui supervisait la destruction des restes de Lumumba, a avoué plus tard avoir gardé une dent comme trophée. Cette dent a été rendue à la famille de Lumumba lors d'une cérémonie officielle à Bruxelles en juin 2022, avant de revenir à Kinshasa pour y être enterrée.
Après la mort de Lumumba, Joseph Mobutu, se rebaptisant lui-même Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Za Banga" (le guerrier tout-puissant qui va de victoire en victoire, laissant le feu dans son sillage), après avoir pris le pouvoir, a renommé le pays Zaïre, changé le drapeau et l'hymne national, et imposé l'abandon des noms chrétiens européens en faveur des noms africains.