Une amitié singulière

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Chasse aux lièvres

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Des noms et des faits de mon bled (suite)

Une solide amitié va lier deux personnages aux antipodes l’un de l’autre : Jean de Chabord, un aristocrate français venu au Maroc en quête d’exotisme et d’aventure ; et Hmida Ben Qacem, un chef de tribu défavorable à la présence étrangère dans son pays. Rapprochés par la chasse, une passion commune, ils vont développer une amitié solide qui fait fi de l’altérité, des langues et des cultures. L’ouverture d’esprit de Jean y a été pour beaucoup.  

Ce dernier atterrit au Maroc vers les premières années du Protectorat. Il vit quelque temps à Tanger avant de venir rejoindre à Rabat le colonel Michel Girard, ami de son grand frère Albert, qui fait partie de l’équipe de Lyautey. Jean et Michel viennent tous les deux de Nancy. Ils s’apprécient beaucoup. Malgré la différence d’âge, le militaire aime de plus en plus fréquenter ce personnage original et intéressant qui le change de son entourage corseté.

Jean est encore hésitant et continue à réfléchir au projet d’installation au Maroc qu’il caresse depuis son arrivée dans le pays. Il a peur d’être déçu. Mais il décide de poursuivre son exploration et d’approfondir sa connaissance de cette contrée et de ses habitants. Un site finit par attirer son attention. Il le remarque à la lecture de l’une des brochures distribuées lors d’une exposition française organisée à Casablanca en 1915, et que lui a procurée son ami. Ce document fournit toutes les informations sur « Safi et sa région ». Il entre dans le cadre des efforts faits par le Protectorat pour attirer des colons vers les différentes régions du Maroc.Son attention est attirée par la mise en garde des rédacteurs de la brochure d’après lesquels les terres marocaines ont leurs propriétaires individuels ou collectifs, contrairement aux pays dits « neufs » comme le Brésil ou l’Argentineoù il est encore possible d’obtenir des concessions gratuites ou à des loyers minimes sur des terres, à charge de les défricher et de les cultiver. Le patrimoine des domaines publics au Maroc est, rappelle-t-on, limité. Mais on peut acheter ou louer des terres. Il se dit qu’il serait intéressant d’aller voir sur place. 

Le hasard intervient pour accélérer les choses. A la faveur d’une invitation fortuite à une partie de chasse au sud de Oualidia, en compagnie de son ami Michel, il découvre la beauté du lieu. Sa décision est arrêtée. Il en fera une plantation de navels et y pratiquera un élevage de chevaux. Le chasseur qu’il est trouve également son compte dans ce site grâce à l’immensité des terres inhabitées et giboyeuses qui l’entourent. 

En plein cœur d’une terre inhospitalière située entre la mer et la plaine fertile de la région de Safi, la petite vallée encaissée dans un décor lunaire a eu les faveurs de cet aristocrate en rupture de ban. Il sait que le terrain sera difficile à mettre en valeur, mais il cherche justement à se lancer un défi pour rompre avec l’oisiveté que lui permet la coquette pension que lui verse sa famille ; l’ancienne fâcherie avec les siens s’est estompée avec le temps. Il veut créer quelque chose. Il se dit que s’il réussit son projet dans un milieu aussi ardu, il aura relevé le défi. Il a un compte à régler avec lui-même et avec la facilité que sa famille a de réussir tout ce qu’elle entreprend. Avec l’âge, les performances familiales l’interpellent de plus en plus.

Il y a déjà, en 1915, une vingtaine de fermes européennes dans la région de Safi. Les plus anciennes datent d’avant le Protectorat, comme celles d’Eugène Morin et d’André Joseph, installés dans les parages respectivement en 1904 et 1907. Ces installations ont été facilitées par les divers subterfuges utilisés par les Européens pour pénétrer dans le monde rural longtemps fermé à leur convoitise. Ils ont usé et abusé de la protection consulaire de leurs associés marocains dans les campagnes, bénéficiant parfois de la connivence des représentants locaux du Makhzen. Le Protectorat est venu aplanir les difficultés et offrir des facilités. Des infrastructures sont mises en place, des routes se substituent aux pistes pour desservir ce monde d’Européens arrivés d’un peu partout, souvent avec leurs préjugés et le mépris pour les « indigènes », comme ils qualifient les habitants du pays. La plupart de ces colons sont des travailleurs besogneux, souvent très frustes, venus chercher fortune. Beaucoup d’entre eux ont bousculé des propriétaires de la région, occupant ou achetant à bas prix des terres arables.   

Jean ne veut pas venir grossir les rangs des colons imposés par les autorités, ni de ceux qui obtiennent, d’une manière ou d’une autre, des terres arrachées à des individus ou à des collectivités. Il souhaite s’installer de façon régulière grâce à ses moyens propres, et avec le consentement des autochtones.

Après de nombreuses démarches administratives et des rencontres avec les gens du pays, il obtient un contrat de bail qui lui donne une jouissance sur 25 ans renouvelables sur près d’un millier d’hectares, comprenant une vallée encadrée par deux collines et une grande étendue de forêt de r’tem et de guendoul, sur une bonne partie le long de la piste reliantTnine GharbiaàTlet Bouarispar Aïn al Ghorr. Il a aussi obtenu la jouissance d’un tiers de l’eau de cette source, à charge pour lui d’en développer le débit.

Il décide de rester en dehors du cercle que les colons ont formé, à une exception près, celle d’un citoyen belge du nom d’Edmond Frédérik, installé en 1919 dans le coin. Jean l’adopte rapidement. Il est discret, cultivé, travailleur et réservé à l’égard des colons français. Ouvert d’esprit, il finit par se marier avec une autochtone et par se rapprocher des habitants qui l’ont surnommé Momo Tajer, le riche et/ou le commerçant. Il a la réputation d’être généreux et loyal dans les affaires. Converti à l’islam, il développe une tradition de bienfaiteur qui se traduit, notamment, par la distribution de moutons aux plus démunis à l’occasion de l’aïd el-kébir. Jean apprendra, beaucoup plus tard, dans sa retraite nancéenne, l’assassinat de ce personnage débonnaire, en février 1956. Ce crime semble avoir été commandité par l’un des chorfas de la Zaouia des Oulad Ben Iffou. La cause est, selon les gens de la région, la liaison que ce ch’rif a eue avec l’épouse marocaine de Frédérik. Du reste, celle-ci, disculpée par la justice, a fini par épouser son amant. Momo est enterré à l’intérieur de son ancien domaine, à l’ombre de grands arbres. Sa tombe porte une double inscription, en français et en arabe. 

Ses visites fréquentes à Rabat pour voir son ami, ont mis Jean hors de la portée de cette horde de colons et de celle de certaines autorités françaises locales hautaines. Il s’est assuré une grande mobilité grâce à l’automobile et, plus tard, à un petit aéroplane que, dans ma petite enfance, j’ai vu évoluer au-dessus de mon douar avec un ravissement et une frayeur renouvelés à chaque passage. Sa proximité avec Michel lui permet d’être globalement au courant de ce qui se fait dans l’entourage de Lyautey. Bien qu’hostile, par principe, à l’aventure coloniale de la France, il figure parmi ceux qui ont approuvé la conception de l’institution du Protectorat développée par le Général dans le rapport qu’il adresse, le 3 décembre 1920, au gouvernement français. Sans conteste, le Résident a eu d’abord pour objectif de servir la France, mais certains pensent qu’il a eu le mérite de dénoncer le dévoiement de l’institution qui aboutit au contrôle direct, en violation du traité du 30 mars 1912. La démarche de Lyautey est présumée être basée sur son respect pour le Maroc et pour ses institutions.

Ainsi, et contrairement à la plupart des colons de la région, de Chabord n’est pas handicapé par des préventions contre les autochtones. Bien au contraire, il cherche à en connaître le plus possible. Curieux de nature, il parle déjà l’arabe, appris dans ses nombreuses pérégrinations à travers le pays avant sa fixation dans son nouveau bled. Il prend rapidement l’habitude de se faire accompagner par certains des ouvriers de son domaine lors de ses parties de chasse. Ceux-ci lui parlent des cavaliers et des chasseurs locaux. Les différentes tribus sont réputées pour leurs faits d’armes, que ce soit dans les rangs des harka punitives des caïds successifs contre les populations rebelles ou des tribus voisines, mais également à travers leurs contributions aux expéditions sultaniennes. Ceci a développé chez certains des traditions de maniement des armes et la passion pour la chasse, d’autant plus que la garrigue qui couvre la plus grande superficie de ces terres est propice à la prolifération du gibier. Des noms de chasseurs connus sont prononcés durant ces sorties. Pour encenser Jean, on le compare à tel ou tel rami prestigieux. C’est ainsi que le nom de Hmida Ben Qacem est revenu plusieurs fois dans ces papotages.

On lui dit beaucoup de bien de ce notable puissant et respecté. Sa réputation de sourde opposition au Protectorat a encore davantage attisé la curiosité de Jean de Chabord au tempérament fondamentalement iconoclaste. S’il a une certaine sympathie pour les efforts fournis par Lyautey pour sauvegarder la personnalité du Maroc, il ne s’est jamais senti solidaire de la politique coloniale de son pays. Il a gardé au chaud toutes les idées que ses années d’études à Paris lui ont inculquées. Il conçoit pour son pays, terre de la Révolution de 1789, un rôle plus noble au service de l’humanité. Mais il sait que son idéal est loin de ce qui se pratique sur le terrain de la colonisation. Ceci ne le décourage pas dans sa quête personnelle de faire œuvre utile et de continuer à approfondir sa connaissance de ce monde rural qui exerce sur lui un attrait particulier. C’est, du reste, de cette manière qu’il arrive à concilier un tant soit peu ses idées avec sa situation réelle de colon.

Les deux hommes sont devenus, avec le temps, de grands amis. Hmida admire chez ce Français original ses idées généreuses et son intérêt pour la société musulmane. Il accepte volontiers de se faire conseiller par lui sur la manière de moderniser son agriculture et son élevage de chevaux. Il a ainsi pu introduire progressivement tracteur et moissonneuse batteuse, presque à la même cadence que les colons du coin. Il a aussi profité des méthodes modernes d’élevage pratiquées par les techniciens que de Chabord fait venir périodiquement dans son exploitation de la station du souk Tlet Sidi M’barek Bouguedradu service des Remontes de la région, créée en 1916.

Quant à Jean, il est attiré par ce personnage charismatique qu’est Hmida ; un homme influent, digne et bon croyant. Il admire chez lui son manque d’obséquiosité, contrairement à la plupart des notables qu’il lui a été donné de rencontrer. Pour la plupart, ceux-ci ont gardé le réflexe du protégé auquel est venu s’ajouter celui du colonisé. Beaucoup, en effet, se sont jadis compromis dans la recherche effrénée de protection étrangère pour fuir l’autorité du Makhzen et pour ne pas payer l’impôt. Ils ont ainsi largement contribué à affaiblir l’autorité du Sultan et à précipiter leur pays dans le piège de l’endettement, de la pénétration étrangère et du dépeçage consécutif au Protectorat multipolaire que le Maroc subit officiellement depuis 1912. Il apprécie aussi son franc-parler, l’absence de complaisance dans son jugement. Jean a toujours été frappé par le langage de circonstance qu’empruntent ses interlocuteurs marocains. Beaucoup d’étrangers imputent cela à une sorte de fourberie. Mais Jean opte pour une autre explication. Il sait que l’occupation étrangère ne peut être acceptée par des gens aussi fiers et que seule la faiblesse face à la puissance donne ce faux air de soumission. Les sentiments d’inimitié que son milieu a cultivés à l’égard des Allemands, depuis la défaite de Sedan et leur occupation de l’Alsace-Lorraine, sont toujours vivaces chez ce Lorrain.

Depuis qu’il a été en âge de le faire, Belaïd s’est retrouvé souvent dans cette équipée de chasseurs, au sein de laquelle son père et Jean sont toujours présents. Au début, il est resté à l’écart des discussions entre les deux acolytes. Il est intimidé par ce nasrani qui parle toujours avec passion de choses qui ne sont pas à la portée de son entendement d’enfant ou d’adolescent. Il aime pourtant écouter son accent arabe exotique, sans jamais chercher à s’en approcher. Pourtant, celui-ci ne manque jamais de le féliciter chaque fois qu’il montre son talent de jeune chasseur. Ses prouesses vont augmenter avec l’âge. Les compagnons de son père lui réservent de plus en plus une place de choix parmi eux, et réclament sa présence, regrettant les absences de ce garçon discret et poli, lorsqu’il a été retenu par ses études à Marrakech. Cette attention non feinte remplit Hmida de fierté.

Jean sent qu’il suscite la curiosité du jeune Belaïd. Tout en souhaitant lui-même connaître un peu mieux ce garçon attachant mais encore farouche, il laisse venir les choses. Mais il ne manque pas de lui offrir de temps à autre un équipement ou un accessoire de chasse. C’est ainsi que Belaïd a pris l’habitude de porter un uniforme de chasseur, avec veste, gilet, pantalon et brodequin. Jean renouvelle discrètement et continûment ses cadeaux pour tenir compte du développement physique de son jeune camarade. C’est à la fin des études de Belaïd que le rapprochement interviendra. Une nouvelle amitié se tisse ainsi au moment où Hmida aborde le crépuscule d’une longue et riche vie. Cette nouvelle étape va provoquer des rebondissements dans la vie de ce jeune lauréat de la médersa Ben Youssef.

Aziz Hasbi,

Rabat, le 5 octobre 2020