Driss El Khouri : Un regardeur infatigable - (Suivi de la traduction de Papillon) Par Rédouane Taouil

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Driss El Khouri avait érigé débits de boissons et cafés en regardoir pour scruter gestes et attitudes, paroles et comportements.

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Il est des figures littéraires dont la personnalité fait largement l’ombre à leur œuvre à telle enseigne que lorsqu’elles sont évoquées, l’accent est mis sur des traits de leur tempérament. Ainsi de cet écrivain qui avait notamment érigé débits de boissons et cafés en regardoir pour scruter gestes et attitudes, paroles et comportements. Souvent, son goût de la commensalité et ses apostrophes, ses côtés pittoresques et sa tentation à déplaire, ses dégoûts et ses petits bonheurs sont mis en exergue au détriment de son art narratif et de sa capacité à créer des fictions à partir de situations vues et vécues.

L’œuvre de El Khouri ((1939 -14 février 2022) porte la marque des impulsions données par Abdeljebbar Shimi aux belles-lettres marocaines. Elle a joui, en effet, d’une reconnaissance à la mesure de ses qualités dès la publication, dans le supplément littéraire d’Al-Alam, des nouvelles du commencement. Concevant la nouvelle comme une forme d’attention au monde, l’auteur s’est illustré par la peinture des atmosphères enfumées et des sensations embrumées, des entraves à la quête du plaisir et des misères, des échecs du cœur et des vanités, de la duplicité des sentiments et des recoins de la solitude, des affres de la privation et des vertiges inquiétants de la ville. Reconnaissable entre toutes, la plume (visuelle) de l’écrivain entremêle, dans une limpidité cristalline, des images familières et des métaphores rares, un phrasé cru et une ironie douce, des termes spontanés et d’autres patiemment bâtis.

Toujours à l’affût, le regardeur tend le miroir à lui-même dans des mises en abyme où le texte est un personnage qui tombe malade et se fait prescrire Genette, Todorov et Bakhtine, où les mots se bousculent sur les lèvres de leur proférateur pour lui reprocher ses traîtrises. Il revient au dramaturge Mohamed Kaouti d’avoir identifié avec force cette dimension réflexive dans sa pièce de théâtre, le Ring, qui met en scène les tensions entre l’écrivain et son modèle et les angoisses de l’épreuve d’écrire.

Comme pour le maître du regard, Guy Maupassant, observer était le sel de l’existence de l’auteur.

Le papillon

Traduction de Rédouane Taouil

Dans cette nouvelle, extraite de « Madinatou At- Tourab », l’écrivain se fait le chantre de la fragilité de la beauté et de la mémoire de la douceur fleurie de l’enfance.

Sur une fleur violette isolée parmi un champ de fleurs s’est posé un papillon tacheté de marron et de jaune puis s’est envolé. L’enfant s’extirpe de ses divagations et clame : « Oh, un beau papillon, comment n’est-t-il pas venu se poser sur mon joli nez ». Sa mère lui répond : « il faudra en chasser plusieurs pour en découvrir le plus beau ». Ce papillon vient matin et soir survoler les fleurs du jardin en se promenant des unes aux autres. 

Quand l’enfant a vu le papillon, il s’est levé de sa chaise verte en bois où il jouait avec ses poupées, parsemées ici et là, et l’a suivi. D’abord, de ses yeux verts pendant qu’il ondulait tel un mirage, ensuite il a sauté dessus si bien qu’il a failli tomber. L’enfant fait : « Ce papillon est beau, je dois l’attraper. » Il pénètre dans la jonchée de fleurs et se met à guetter l’envol du papillon perdu. Soudain, il s’écrie : « il est là ». Le papillon butine le nectar d’une fleur puis l’abandonne. Il poursuit son vol sans que l’enfant découvre d’où il s’est élancé. Tel un mirage, il s’enfuit en donnant l’impression qu’il quitte le jardin. Quand il descend, il l fait accroire à l’enfant qu’il est à sa portée en émettant un bourdonnement inaudible.

Le papillon aux couleurs de clou de girofle s’approche de l’enfant, lequel s’imagine qu’il vient vers lui. Il tend la main droite puis la main gauche sans rien attraper. Le papillon s’éloigne puis revient. L’enfant appelle sa mère à la rescousse pendant que le papillon reste imperturbable. Il insiste auprès de sa mère : « je veux mon papillon ». Sa mère demande :

  • « il est où ? ». 

  • « Il est là dans le jardin, je le vois » répond-t-il.

Il piétine les fleurs à la recherche de son papillon tacheté de marron et de jaune. Sa mère lui demande où s’est posé le volage. Il le lui montre. La mère pénètre à petits pas dans le jardin en ménageant les belles fleurs et remarque :

-« je ne le vois point, peut-être s’est-il échappé ». 

- « Non, il doit se cacher », répond l’enfant. 

La mère ne voit pas de trace du papillon. « Ma vue s’est altérée, je dois porter des lunettes » - dit-elle. 

Pendant qu’elle tâtonne entre herbes et détritus, le papillon va vers elle. Aussitôt, elle s’effarouche et se réjouit en même temps. Elle réunit toutes ses forces et fonce avec ses deux mains sur le papillon. Celui-ci lui passe entre les doigts. Elle oscille à droite puis à gauche et s’écroule par terre en se plaignant : «ô mon Dieu »

Son fils rit de toutes ses dents. Il reconnaît que c’est de sa faute tout en faisant :

 - « Tu n’as pas tenté de l’attraper »

  • « A cause de toi, maudit, j’ai failli avoir une fausse-couche. Qu’est-ce que je t’ai fait ? » objecte la mère.

L’enfant réplique :

-« J’ai écrasé toutes les fleurs du jardin ; le papillon ne viendra pas demain ».

  • « Tais-toi, diablotin » maugrée la mère.

Elle s’appuie sur ses hanches et se lève en gémissant.

-« Pour un papillon, j’ai failli avoir un mort-né. Occupe-toi de tes leçons et non des papillons », enjoint-elle à son fils.

-« Je veux un papillon vivant pour pouvoir le dessiner ; comme nous on l’a demandé en classe », répond l’enfant en insistant : 

- « je veux mon papillon » 

-« Tu t’en occupes, laisse-moi aller dans la cuisine. Ton père sera bientôt de retour et il n’aura rien à manger » dit la mère.

L’enfant ne sait pas d’où est venu le papillon aux couleurs de clou de girofle, ni s’il vit dans leur jardin ou dans celui des voisins. Perplexe, il abandonne la recherche du volage. Il sort de la maison et se met sur le trottoir à regarder le ciel gris et nuageux. Présage d’averse. La pluie tombe, en effet, et des essaims de papillon aux robes bigarrées viennent peupler le jardin. L’enfant est inondé de joie à la vue de ces essaims. Il revient au jardin trempé, ses cheveux sur le front et des gouttes sur le nez. Il retrouve le papillon tacheté de marron et de jaune au repos sur des fleurs. Il arbore aussitôt un large sourire et va lentement vers le bel insecte. Il s’en approche précautionneusement. Le papillon reste immobile comme s’il l’attendait. Est-il trempé voire mort ? Il avance vers le papillon et le cueille en s’exclamant : 

-« Oh, il ne s’est pas envolé, maman viens voir »

Du fond de la cuisine, la mère lance : « qu’est-ce que tu vas en faire ? »

-« Tu verras » répond-t-il tremblant de joie et de peur. Va-t-il s’enfuir en s’échappant des doigts ? Peut-être va-t-il mourir de chaleur ?

Ne sachant pas comment toucher le papillon, l’enfant s’interroge : « son corps supporte-il mes petites mains chaudes ».

Sa mère s’est mise à le guetter pour savoir ce qu’il va en faire. L’enfant déboutonne son pantalon et se met, à moitié nu, à frotter le papillon sur son prépuce en éclatant de rire.

  • « Que fais-tu chiot ? »

L’enfant répond : « je veux devenir pubère ».

 La mère, confuse, s’écrie : « « maudit sois-tu ! »

L’enfant continue ce qui est à ses yeux un jeu jusqu’à ce que le papillon fonde sur son sexe, et rit indifférent à l’exaspération de sa mère. Peu après, le soleil brille de nouveau sur d’autres essaims de papillons et l’enfant ne cesse de rire.

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* Pour les textes culturels, l’auteur, universitaire, préfère signer "ancien des écoles primaire et secondaire publiques du Maroc pour marquer sa dette pour ce que fut l’école marocaine et se démarquer des « experts ».

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