‘‘Il n’existe pas de cinéma africain’'

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Homme de cinéma et de réflexion, Nour-Eddine Sail dresse un état des lieux du septième art et explique sa vision de l’engagement en faveur de la culture pour tous. Un combat qu’il continue à mener au Maroc et dans le continent africain. Dans un long entretien avec le magazine Bab, N°6, il dresse avec un « optimisme réaliste » l’état des lieux et parle de ce que devrait être pour l’Afrique le cinéma africain, les images de ce que le continent est à ses propres yeux. Extraits

Khouribga, un creuset d’idée pour le cinéma africain*

L’important pour un festival comme celui de Khouribga n’est pas de savoir ce qui distingue une édition de la précédente. Je verrai le sujet sous une autre perspective: Est-ce qu’il y a d’une édition à l’autre, un approfondissement de la question des cinématographies africaines?

A ce titre là, je pense que les dernières éditions du festival de Khouribga étaient extrêmement fécondes en idées et propositions qui ont suscité l’intérêt de nombre de cinéastes d’Afrique présents à Khouribga. Au même titre, d’autres festivals, comme le Fespaco de Ouagadougou, le festival de Carthage, le festival Écrans Noirs (Cameroun) entre autres, tirent bénéfice de débats que nous organisons à Khouribga.

L’année dernière, par exemple, nous avons essayé de mener une réflexion sur le problème des identités africaines. Un sujet qui a été développé cette année à Dakar par RECIDAK (Les Rencontres cinématographiques de Dakar) à travers un prisme très particulier qui concerne le développement des pays de l’Afrique à travers le cinéma.

Ainsi d’une manière générale, les débats de Khouribga, et je donne beaucoup d’importance à cela, constituent aujourd’hui un creuset où différents cinéastes, producteurs et festivals africains viennent puiser des idées et se développer avec nous. C’est une excellente chose parce que cela montre qu’il y a une vraie relation organique entre le festival de Khouribga et les autres festivals du continent africain.

[…]

Peu d’initiatives sont prises par les États africains pour faire émerger des cinématographies africaines

La réalité africaine n’est pas à la hauteur des rêves et des ambitions des cinéastes africains. Mais en même temps, que font ces cinéastes africains pour contribuer à l’évolution de cette réalité? Le problème n’est donc pas univoque. Cela va dans les deux sens. Mais, l’on est obligé de constater que les cinéastes sont extrêmement limités dans leurs efforts. Non qu’ils ne veulent pas aller loin, mais ils n’en ont pas les moyens. Lors d’un récent débat à Dakar, nous avons abouti au constat que très peu d’initiatives sont prises par les États africains pour faire émerger des cinématographies africaines. Or, si les États africains ne se mettent pas en tête d’aider matériellement ces cinématographies, pas simplement avec des paroles et de bons mots, ces cinématographies n’auront tout simplement pas lieu.

J’ai choqué pas mal de monde en disant, récemment à Dakar, qu’il n’existe pas de cinéma africain, mais qu’il existe des cinématographies nationales: Une cinématographie marocaine, algérienne, tunisienne, sénégalaise, béninoise, burkinabè, ivoirienne, etc. Et c’est l’ensemble de ces cinématographies qui va constituer le cinéma africain comme terme générique. De la même façon, je connais le cinéma français, le cinéma suédois, italien, français, allemand, espagnol... et c’est cet ensemble là qu’on appelle le cinéma européen. Donc, ne partons pas d’une nomination générique pour cacher l’inexistence des cinématographies nationales. C’est cela le problème. Il faut que chaque pays assume ses responsabilités et décide de participer réellement à la promotion de ses films, par exemple selon le modèle qui a été monté au Maroc, mais qui est également inspiré de modèles européens, notamment en Espagne, en Allemagne et surtout en France.

Ce modèle consiste à faire des avances sur recette aux producteurs en espérant que les recettes pourront petit à petit remonter vers la structure d’Etat pour permettre à cette caisse de continuer de fonctionner. Et les Dakarois qui étaient présents lors de mon intervention, le ministre de la Culture y compris, ont été d’accord pour considérer que ce qu’on donne aux producteurs de films ce ne sont pas des subventions, tirées en l’air, mais des investissements sur l’avenir.

L’économie de produire nous-mêmes nos propres images est impensable

Les pays qui n’ont pas l’envie, le désir et l’ambition de créer des industries cinématographiques, même petites, ne réussiront pas le pari d’avoir leurs images et leurs sons propres. C’est cela le fond du problème: Il y a quand même une sorte de souveraineté et de patriotisme africain. Être fier d’appartenir à un continent qui a besoin de ses propres images, de ses propres créateurs et de son propre public. Le débat est beaucoup plus important que le fait de produire un ou deux films.

Or, on ne peut pas se réapproprier sa propre image, quel que soit le pays africain qui le souhaite, si on n’y met pas le prix. Quand des productions étrangères viennent tourner en Afrique, filmer des Africains, elles procèdent selon leurs propres intérêts et règles du spectacle cinématographique. Et puis ces productions étrangères cherchent à conforter leurs propres valeurs culturelles à travers le cinéma. Si un pays veut conforter les siennes, il n’a qu’à produire ses images. Ainsi, nous ne pouvons pas faire l’économie de produire nous-mêmes nos propres images. Donc la responsabilité des États est évidente, il faut y mettre le prix. Si cela ne se fait pas, il n’y aurait pas de cinématographies africaines ni de cinéma africain, puisque mon axiome est que ce dernier est la somme des cinématographies nationales. Le cinéma africain, c’est le point d’arrivée, non le point de départ.

L’exemple du Maroc est là justement pour prouver que l’aide au cinéma est primordiale: En dix ans, nous sommes passés d’une moyenne de 4 long-métrages par an (2003-2004) à 25 films annuellement quand j’ai quitté la direction du Centre cinématographique marocain (CCM) (En 2014).

Et il n’y a pas de secret: L’État marocain a pris le problème à bras le corps et a estimé que sans une intervention financière consistante, les cinéastes et les producteurs tout seuls ne peuvent pas faire de films. On peut toujours nous rétorquer que tous ces 25 films ne sont pas des chefs-d’œuvre.

Mais cela relève d’un débat scolastique qui n’a aucun intérêt, parce que moi, je suis convaincu que c’est de la quantité que naît la qualité […]

Mais d’abord, pour un pays africain qui veut commencer à produire, il faut qu’il y ait décision de produire. S’il se pose trop la question de savoir quand est-ce que l’argent sera recouvré, il n’aidera personne parce que l’argent mettra beaucoup de temps pour être restitué. Il n’y a aucun film marocain aidé depuis 2003-2004 qui ait rendu à l’État ce qu’il lui a accordé. Parce que le deuxième terme de l’équation cinématographique, quand on a résolu le problème de la production, c’est l’exploitation. C’est-à-dire qu’il y ait des salles. Et quand il n’y en a pas, il faut en créer. Or, la stratégie que j’ai essayé d’articuler, pendant dix ans, devait se prolonger par la construction de multiplexes. C’est-à-dire accorder des avances sur recettes à des plans présentés à une commission, tout en impliquant autorités, élus locaux et banques dans l’aboutissement de ces projets m)inutieusement sélectionnés. […]

Et il est évident que dans les premiers six mois, la première année, il n y aura pas un retour massif du public à ces multiplexes. Mais le public apprendra de nouveau la notion de spectacle cinématographique. Parce que le cinéma offre la possibilité d’une socialisation extraordinaire: Être dans la même salle à 50, 60, ou 200 personnes, à regarder le même film dans l’obscurité, être comme je le dis souvent “solitaire et solidaire dans les émotions”. C’est une expérience absolument fabuleuse à vivre [...]

C’est de cette idée qu’on a longuement parlé à Dakar; et vous ne pouvez pas imaginer l’engouement actuel à l’intérieur du continent africain, au niveau des responsables des cinématographies africaines, l’engouement qu’ils ont pour cette possibilité de tenir ces deux bouts de la chaîne: Produire, il faut que l’État intervienne, et exploiter, il faut que l’État garantisse.

Le blocage de Benkirane

Ce projet a été abandonné à un moment où il y a eu des changements. Quand on a résolu le problème de la production, la suite logique était de résoudre le problème de l’exploitation. Je dois dire qu’un des ministres que j’ai côtoyé de 2009 jusqu’à 2011, M. Khalid Naciri en l’occurrence, était totalement convaincu de cette nécessité. Il était tout à fait disposé à coopérer et à faire avancer le dossier avec les partenaires nécessaires, notamment le ministère de l’Économie et des Finances. Mais il y a eu le changement de 2012 avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement (Gouvernement de Abdelilah Benkirane 2012-2016) qui, je dois le dire en toute honnêteté, a bloqué totalement l’idée de construire des multiplexes. C’était déjà intéressant que l’idée de produire des films fut acceptée, d’ailleurs il était très difficile d’arrêter ce processus. Mais je pense, sans que jamais cela n’eut été dit franchement, que continuer le processus jusqu’à son terme et d’aider à la construction des multiplexes, n’était pas acceptable […]

Ainsi quand j’entends dire que ce dossier n’a jamais existé, cela me fait sourire sous cape, je trouve cette attitude totalement irresponsable. Et aujourd’hui en Afrique, je suis en train de mener ce combat, persuadé que ce sera avec plus de réussite. Parce que j’ai affaire à des gens qui ont la conviction que c’est une bonne solution et qui n’introduisent pas dans ce projet cette calamiteuse idéologie qui veut qu’on comprenne les intérêts des gens mieux que les gens eux-mêmes. En Afrique, cette attitude n’existe pas de façon dominante.

Le financement de Khouribga en cause

[…] Le festival de Khouribga a toujours été un festival financé à une hauteur moyenne. Mais, il se trouve que depuis mon départ du CCM, depuis 4 ans, le festival s’est développé d’une façon différente des années précédentes et donc le financement aurait dû accompagner ce développement.

Or là, le financement n’a a pas été revu à la hausse ni au niveau de la commission du CCM, ni au niveau des autres aides. Je dois dire, toutefois, que l’OCP fait un effort d’accompagnement appréciable, il a su augmenter, quand il fallait, sa contribution. Mais, il y a d’autres sponsors qui ont déclaré forfait à un moment où l’on avait le plus besoin d’eux, ce qui n’est ni intelligent ni courageux de leur part. Ainsi le festival est obligé de tourner aujourd’hui avec une moyenne de près de 4 millions de dirhams, alors que très honnêtement, cette manifestation aurait besoin de huit millions pour pouvoir accompagner son propre développement.

L’année dernière, par exemple, pour notre 40ème anniversaire, nous avons fait un effort extraordinaire pour accueillir 180 invités extérieurs. Mais cela nous a coûté très cher puisque nous avons terminé la session avec un déficit d’un million et demi presque, à cause de certains contributeurs qui se sont désistés au dernier moment.

Or, cette année nous avons extrêmement serré les budgets pour que le festival soit à la hauteur des ambitions, mais non à la hauteur de sa réputation. La hauteur de la réputation, c’est inviter à minima 250 personnes de l’ensemble des pays africains. Alors que l’ambition, c’est de recevoir les gens qu’il faut là où il faut. Et dans ce cadre, nous avons prévu cette année moins d’une centaine d’invités pour respecter notre budget [….]

Il y en a qui n’ont rien compris à la politique africaine du Roi

[…] Je connais les positions et l’attitude personnelle de Sa Majesté le Roi Mohammed VI sur la question de l’Africanité du Maroc et sur l’importance de l’Afrique pour nous. Mais je dois conclure que tout le monde n’a pas compris comme il fallait le message explicite de Sa Majesté le Roi.

Le terroir de Khouribga a accepté cette manifestation, lui a donné le gîte et le couvert, et donc nous sommes fidèles et loyaux. Et cette relation est bonne. Mais maintenant si demain, par un accident que je ne souhaite absolument pas, il n’y avait plus cette volonté de prendre en charge ce festival et de l’aider, on avisera. D’ailleurs, le problème a failli se poser en ces termes l’année dernière. Mais je pense que cette année, avec les changements qu’il y a eu au niveau de la province et de la région, il y a une volonté très grande et très sincère de faire en sorte que ce festival se développe bien chez lui à Khouribga.

Pour rappel, ce festival est né à Khouribga en 1977 sur un coup de tête militant: Aller là où les gens ont besoin de la culture. On voulait partir à la rencontre des ouvriers de Khouribga… Nous avions trouvé là-bas une ambiance formidable, avec un public constitué d’instituteurs, d’élèves, de professeurs, quelques ingénieurs et contremaîtres de l’OCP et on a surtout trouvé une ambiance qui a montré que les gens on besoin de nous. A l’époque, on n’avait pas les moyens d’organiser le festival chaque année. La deuxième édition a été tenue en 1983, et la 3ème 1988. C’était la rencontre des désirs, celui de donner et celui d’apprendre. C’est en 1989 qu’un président du conseil municipal et un gouverneur très lucides, nous ont accordé une aide et demandé d’initier le festival tous les deux ans ce qui nous a permis de le développer à partir de 1990 […]

*Les intertitres sont de Quid

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