L’Ailleurs des souffrances émerveillées de Abbas Saladi - (3ème partie)

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Quelle terrible révélation que celle que nous livre Saladi : l’homme aurait créé « la contradiction » et l’hypocrisie, et a mis « le masque des valeurs » sur son visage pour les dissimuler

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Dans la précédente chronique, la deuxième de l’Ailleurs des souffrances émerveillées de Abbas Saladi, on a laissé Abdejlil Lahjomri aux prises avec les signes que le peintre a parsemé dans ses tableaux, des citations mêlant paroles divines et « blasphèmes ». Mais déjà c’est sur “d’autres traces en langue arabe figurant sur d’autres toiles” qu’il est persuadé de trouver l’explication à “la révolte existentielle, démentielle de l’artiste Saladi contre l’iniquité d’un monde impur et souillé de tant de péchés et de dépravations.” Dans cette troisième partie, on retrouve le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume tout aussi studieux et tout aussi appliqué, résolu à ne rien laisser échapper des entendus et sous-entendus de l’artiste, décidé à faire parler les signes testamentaires qu’il a laissés derrière lui.  Méticuleusement, il poursuit ses fouilles dans l’esprit tourmenté de Abbas Saladi prisonnier de ses hallucinations à en devenir irrécupérable pour la médecine, qu’elle soit moderne ou traditionnelle. Le Secrétaire perpétuel nous affirme que le peintre, possédé, habité, halluciné, ne souffrait pas. Et on a envie de le croire, tant Saladi, sous sa plume, est si tendre, si attachant. 

III

La révélation nous est parvenue d’autres phrases tracées par Saladi sur une de ses toiles qui combine écriture et dessin. Encore une fois, ce sont ces « dits » qui vont nous intéresser et ils sont clairs, bien qu’un voile d’ambiguït3é perturbe un peu leur compréhension globale.

Si nous laissons de côté le « dit » à la droite de cette toile,                                                

خلق الله الدنيا وخلق البحار والسماوات وخلق الحيوانات الأسماك الطيور والثعابين الأشجار والحشرات



qui proclame : « Dieu a créé le Monde. IL a créé

               Les mers et les cieux. IL a créé 

              Les animaux : les poissons, les oiseaux 

               Les serpents, les arbres et les insectes »

 (Tous, éléments qui irriguent à foison les toiles de Saladi) 

nous nous attacherons plutôt à analyser « le dit » de gauche :

وضع الانسان الأخلاق على وجهه فخلق التناقض 

qui affirme : 

           « L’homme s’est voilé le visage avec

             Des qualités morales, alors il 

             Créa : la contradiction ».

Et « le dit » du bas de la toile :

فخلق التناقض النفاق لمدا وضع الانسان قناع الأخلاق على وجهه؟ هو الضحية دائما

 

qui rappelle que :

« La contradiction a donné naissance 

À l’hypocrisie -Pourquoi l’homme 

A-t-il mis le masque 

De la moralité sur son visage ?

Il est toujours la victime ». 

Quelle terrible révélation que celle que nous livre Saladi : l’homme aurait créé « la contradiction » et l’hypocrisie, et a mis « le masque des valeurs » sur son visage pour les dissimuler et devint ainsi à jamais victime.  Le mot « contradiction » est employé deux fois et « le masque des valeurs » aussi. Là réside la blessure qui ravagera l’âme de ce peintre torturé par la duplicité d’une humanité mensongère, fourbe, corrompue et corruptrice. Une humanité qui cache l’hypocrisie sous un voile moralisant de valeurs et qui, sans honte, avec une orgueilleuse assurance prône la pureté, la dignité, la sincérité, la droiture et l’authenticité. Quand vous aspirez à atteindre l’état suprême de « cette authenticité » spirituelle que représente « Le souffre rouge, Al Kibrit Alahmar » personnifié par Ach-Cheikh al Akbar, quand votre esprit reste englué dans ce bourbier triomphant de la contradiction, vous finissez par sombrer dans les affres de l’angoisse existentielle et vous frôlez les frontières de la folie et de la démence. Vous devenez en quelque sorte victime des autres et surtout de vous-même. C’est, me semble-t-il, ce que fut le destin de Saladi. Il sombra souvent dans des transes de folies qui nécessitèrent de fréquentes hospitalisations et inventa un ailleurs fantasmagorique, de l’autre côté du miroir. Devons-nous absolument rappeler ses séjours psychiatriques et ses visites au sanctuaire de Bouya Omar ?  Je crois que ce serait inutile, pour une raison simple. La médecine était impuissante à le soulager de ses souffrances et Bouya Omar de ses hallucinations. C’est pour moi une évidence. Il était irrécupérable pour les médecins et pour les gestionnaires des sanctuaires.  Saladi, avait franchi une frontière inconnue aux hommes ordinaires pour vivre « émerveillé » dans un monde à la mesure de ses errances dans des « Mawatines » qui lui appartenait à lui seul ; ce qu’explicite avec rigueur Véronique Barre dans son article intitulé justement « les Mawatines de Saladi ».  S’il est allé plusieurs fois rendre visite au sanctuaire de Bouya Omar, c’est parce qu’il a cru qu’il pouvait se libérer de « ces chaines d’émerveillements », qui étaient épuisantes.  Il a cru que Bouya Omar était réputé libérer les possédés des obsessions qui les habitaient. Mais Saladi comme le dit si justement un critique « était enchaîné à sa peinture », et cet ailleurs « émerveillé » était son monde, son univers. Souffrait-il ?

Je ne le crois pas. Il souffrait dans le monde des autres. Il était « émerveillé » dans le sien. Le monde des autres était un enfer pour lui, puisque monde de la duplicité, de l’hypocrisie et de la contradiction. On le disait dans ce monde-là terne, taciturne, replié sur lui-même, solitaire, distant et silencieux. Son monde était le monde de la jouissance, parce que monde de cohérence, d’unité, d’harmonie, de beauté, de merveilles inaccessibles aux autres, familières et apaisantes pour ses aspirations spirituelles, monde de fulgurances mystiques.

Mais quand Saladi entrait en transe et quittait le monde des autres pour peindre les merveilles de son monde à lui, était-ce bien lui qui peignait ou était-il guidé par « l’entité » qui le possédait ? Il a confié, à la fin de sa vie qu’il était possédé par un être féminin, qu’il ne pouvait s’arrêter de peindre que quand cet être le permettait, quand la toile parvenait à sa finitude parce que cette femme satisfaite et comblée le libérait ou se libérait de lui. Était-il, en réalité, un peintre « médiumnique » ?  On sait qu’en peinture il y a « l’art naïf », et Saladi n’était pas un peintre « naïf ». Il y a aussi « l’art brut » et les œuvres de Saladi n’appartiennent nullement à cet art. Il a été peut-être « artiste médiumnique », ou en tout cas, une dimension de son acte de créer, l’était.

Cet être mystérieux, au fond de lui-même lui ordonnait-il de se lever pour peindre ? Peignait-il seul, pour lui-même, avec cette femme et pour elle, sans elle, ou peignait-il pour les deux ? Pour elle et pour lui, unis irrémédiablement, dans une étreinte ineffable.

Dans un entretien inédit traduit de l’arabe par J. Kansoussi en Juin 1991 à Marrakech, Saladi dit ceci à propos de la signification de l’oiseau à deux têtes dans ses toiles :

« L’oiseau à deux têtes symbolise le bonheur (es-saada) : union du masculin et du féminin dans un même corps.  Le mâle n’a nul besoin de rechercher la femelle et inversement.  Dieu les a créés en les fusionnant ainsi…. Cet oiseau ne peine pas dans la recherche de la jouissance…. Son âme sœur lui tient compagnie.  Il n’a pas à la chercher en dehors de lui, loin de lui !!

Si l’ailleurs de Saladi est un ailleurs paradisiaque, c’est dans le sens d’un espace enchanté d’avant la chute, d’avant la contradiction.

Le bonheur existe.  Il n’est pas dans le monde de la fêlure.  Il est dans celui de l’union.

Saladi, est-il peintre « médiumnique » parce qu’il ne peint pas seul.  Parce qu’il est aidé, inspiré, guidé par cette entité qui l’habite, qui est sa part de féminin, son autre soi-même. Son Autre Je…