Culture
L’immortalité plus un jour de Ebodé au Calibro Africa Festival Città di Castello
Le monde a beaucoup parlé de l’Afrique et que le moment est venu pour que l’Afrique et ses diasporas parlent elles-mêmes au Monde.
Eugène Ebodé, administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains à l'Académie du Royaume du Maroc, professeur et Ecrivain a dans la leçon inaugurale du Calibro Africa Festival Città di Castello, donnée le 28 septembre 2023, s’st demandé ‘’depuis quand ne nous sommes-nous pas revus ? Nous, Italiens et Africains ?’’ Consultant ses agendas, ils ont donné plusieurs renseignements : Serait-ce depuis les accords secrets entre les Romains et le roi Massinissa, celui-là même qui proclama le premier depuis sa Numidie : « L’Afrique aux Africains » ? Non. Ceci remonte à l’antiquité. Trop loin.
Monsieur le Maire Luca Secondi,
Mesdames, Messieurs les membres du Conseil municipal,
Mesdames et Messieurs les personnalités politiques et administratives,
Chers camarades et compagnons de plumes,
Honorables invités,
Mon cher Sandro Ferri et toute l’équipe de Calibro Africa Festival,
Vous nous manquiez !
Je vous adresse donc, à l’occasion de nos retrouvailles, ma profonde gratitude de nous avoir conviés, Dalmon Galgut, Mohamed Mbougar Sarr, Amira Ghenim, Celuchi Onyemeluke, Onuobia, Igiaba Scego, Chiara Piaggio, Zam Martino Ebale, Pap Khouma, Ubah Cristina Al Farah, moi et beaucoup d’autres écrivains, à venir converser avec vous dans cette belle ville de Città di Castello.
Je remercie le public qui a accouru ici comme on vient à une réunion de famille.
C’est en effet en frère humain que je me tiens devant vous, et non en professeur chargé de donner des leçons, même inaugurales. Oui, en invitant l’Afrique et sa diaspora à Città di Castello, afin qu’elle ouvre ses pages et raconte le monde ou son monde, vous avez voulu que les ponts soient rétablis et que la compréhension l’emporte sur des clichés ou sur la méconnaissance.
Cher Sandro Ferri, tu as compris que le monde a beaucoup parlé de l’Afrique et que le moment est venu pour que l’Afrique et ses diasporas parlent elles-mêmes au Monde.
En m’adressant à vous, cher public comme on ouvre son cœur, je m’adresse aussi à l’Italie tout entière. Parler des littératures africaines, c’est parler des Africains, de leurs afrodescendants et de ce qu’ils portent comme lumières ou comme possibilités turbulentes. Je le dis ainsi, car la littérature est un miroir et les livres sont les reflets de nos agissements ou de nos inavouables peurs ou espoirs. Ils reflètent l’état de nos États, de l’état de nos humeurs, l’instant de nos bonheurs, l’instant de nos faiblesses, les fondements de nos malheurs, mais dessinent aussi, par delà nos vies chahutées, notre immortalité plus un jour…
Je vais donc, en trois points, tenter de lancer la conversation en parlant de nous ! Je veux dire des Africains et ses enfants prodiges et non prodigues. Pour ce faire, je traiterai de la littérature orale en Afrique, ensuite de la contribution africaine à la littérature écrite et du grand chamboulement que j’appelle « littérature du retournement ».
De la littérature orale ou orature
De l’Afrique, on a célébré son oralité, son orature, voire son oraliture, entendue comme l’ensemble des récits, des épopées, des légendes, des compositions de l’esprit animées ou transmises par la parole. L’histoire de l’oralité, ses modes d’expression, ses fonctionnalités, ses procédés de translation d’une voix à un texte ont fait de ce continent un réservoir inépuisable de voix sonores. En Afrique, les griots et les griottes ont su porter au plus près des oreilles et des cœurs, des récits, des éloges, des chants, des proverbes des récitations cousues comme des convocations venues du fond des âges et destinées à étancher la soif d’horizons à découvrir ou capables de réduire la peur des fantômes. Le Malien Amadou Hampâté Ba, que l’on surnommait au siècle dernier « Le fils aîné du siècle », parce que né en 1900, a su faire monter l’oralité dans le train de l’écriture. L’historien guinéen, Djibril Tamsir Niane, a aussi réussi à relier oraliture, histoire et littérature pour restituer l’épopée de Soundiata Keita, empereur du Mali (1190-1255). Il existe d'autres épopées, celle du Mvett, chez les Fangs d'Afrique Centrale. Elle repose sur un récit en plusieurs épisodes qui met en opposition deux peuples, celui des mortels d'Eyo et les immortels d'Engong. Cette confrontation fait osciller toute existence du temporel à l’intemporel,. Le Fang pense ainsi que toute vie invite à ce combat singulier qu’on livre pour arracher aux immortels le secret qui rend invulnérable. Il en résulte que la parole contée sert à donner de la fantaisie, de l’émotion, à susciter l’interrogation, la distance et ce qui est inaltérable et qu’une vie réussie doit poursuivre : le rayonnement et l’élévation. Voilà l’un des legs, par lequel l’Afrique construit son récit et propose, entre l’ancêtre intemporel et le pouvoir temporel, sa négociation avec le hasard et la nécessité.
J’ajoute que sur l’oralité, l’antiquité grecque a d’ailleurs hérité d’un grand conteur africain : Ésope (VIème siècle av. J.-C.). Ses fables, puisées dans le répertoire animalier africain, à travers lequel l’animal est convoqué comme le double de l’homme.
La ruse ici, la patience ailleurs, forment le fond, la morale d’une histoire afin que l’art du dire fabrique un art de vivre. La Fontaine a repris et popularisé, pour sa gloire, ce que l’Afrique a toujours raconté le soir quand vient le temps du partage des ressources imaginaires pour détendre l’atmosphère et infusé dans la société les perspectives élevées que poursuit une civilisation.
Si l’écriture semble avoir tardé à se manifester en Afrique comme support privilégié de l’art d’agencer les récits et les écrits porteurs d’une préoccupation esthétique, on oublie généralement l’Égypte. Durant près de trois mille ans, de la période pharaonique jusqu'à la fin de la domination romaine en l’an 30 après J.C., la littérature égyptophone est, après la littérature sumérienne de Mésopotamie, l’une des plus anciennes du monde. Pendant la dynastie lagide (dite dynastie des Ptolémées), alors que l'Égypte est une colonie grecque, la Bibliothèque d’Alexandrie fut aussi la plus célèbre de l'Antiquité.
Les contributions africaines à la puissance de la littérature
Après les guerres puniques, Rome détient le pouvoir principal en Afrique du Nord. L’Afrique dite romaine, sur le pourtour méditerranéen, produit plusieurs importantes œuvres littéraires en latin les auteurs latiniste sont : Térence, Apulée, Florus, Tertullien, Sulpice Apollinaire, Nonius Marcellus ainsi que des grammairiens comme Terentianus dit le Maure, Fronton, Marius Victorinus ou Atilius Fortunatianus. On voit très bien à travers cette liste, l’apport des Africains écrivant en latin, et combien ils furent nombreux à prendre place sur l’avant-scène du monde littéraire. Revenons à Apulée, originaire de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’Algérie. Au IIème siècle de notre ère, il publia ce qui est considéré comme le premier roman : L’âne d’or ou les métamorphoses. À travers une savoureuse thérianthropie (la transformation d’un homme en animal, ici en âne), le narrateur principal, Lucius, un aristocrate grec, nous raconte comment il a été changé en âne par Pamphile, une femme dotée de talents magiques. Depuis Apulée, d’autres auteurs africains, comme le théologien et philosophe Saint Augustin auteur des Confessions, se sont illustrés. Ils ont manifesté le bel esprit et leurs contributions sont reconnues comme importantes et leur origine africaine invisibilisée, dans le sens de l'effacement de la donnée chromatique. C’est un point intéressant, qu’aborde le très beau roman de Mohamed Mbougar Sarr La plus secrète mémoire des hommes, prix Goncourt 2021. Quelle est donc cette mémoire cachée ? C’est la faculté de reconnexion à ce que nous avons d’identique : l’humanité.
C’est ce besoin de reconnexion à notre indivisible humanité qui nous réunit ici, à l’universalité de la condition humaine. C’est aussi pourquoi Alessandro Dumas peut avoir une rue à Naples, peut être reconnu comme un compagnon de Garibaldi, un écrivain prolifique, l’auteur du Corricolo, et de bien d’autres romans « italiens » ; le lecteur peut les lire sans penser à la couleur de sa peau. Pourtant il était noir et son père, le général Dumas, fut celui que Napoléon, après la victorieuse bataille des Pyramides (1798) au Caire durant que la France devait à Dumas, le futur empereur le renvoya du Caire en déclarant : « Je ne veux plus jamais entendre parler de ce nègre ! » Le général Dumas s’opposait à l’enrichissement personnel d’un Napoléon derrière lequel perçait Bonaparte !
J’ai commencé ce propos en disant combien vous nous avez manqués !
Depuis quand ne nous sommes-nous pas revus ? Nous, Italiens et Africains ?
J’ai consulté mes agendas. Ils m’ont donné plusieurs renseignements.
Serait-ce depuis les accords secrets entre les Romains et le roi Massinissa, celui-là même qui proclama le premier depuis sa Numidie : « L’Afrique aux Africains » ? Non. Ceci remonte à l’antiquité. Trop loin.
Est-ce depuis Carthage en – 149 avant J.-C. ? Non. Ce souvenir est trop brutal, et il renvoie à la pulvérisation de Carthage par les Romains qui réduisirent en cendres la splendide cité rivale de Rome et bâtie par les Phéniciens.
Est-ce depuis Adoua, en Ethiopie en 1896 ? Non, oublions ce point d’histoire. Mais replaçons-le dans son contexte historique : celui de la conférence de Berlin (15 novembre 1884 - 26 février 1885). L’Europe y fit un pacte de non-agression entre actionnaires majoritaires d’une vaste entreprise de dépouillement d’un continent. Et cet accord se transforma en un pacte d’hégémonie raciale. C’est la contestation de ce pacte qui a aussi alimenté la plus secrète mémoire colérique des Africains et leur entrée généralement furieuse, au siècle dernier, en littérature. Même s’il y a eu d’autres registres que la colère contre la colonisation ou la dénonciation des pouvoirs médiocres ou cruels après les indépendances, une littérature de renversement d’un ordre asymétrique voyait le jour.
La littérature écrite a donc pris le relais de l’oraliture pour manifester son indignation et pousser des cris de détresse sur les drames qui se déroulaient en Afrique et y broyaient âmes et civilisations africaines.
3- La contestation d’une hégémonie raciale pour le renversement de perspective
Les littératures africaines contemporaines sont donc, en gros, une résultante de cette plus secrète mémoire des drames communs aux Africains : dénouer le piège racial et contester la conférence de Berlin. Elle pacifia les relations diplomatiques et commerciales entre Européens mais ratifia les conquêtes coloniales. Il s’ensuivit une riposte, comme dans le royaume de Foumban où le Sultan Ibrahim Njoya, constatant l’impossibilité de partager des secrets avec ses notables, puisque les Allemands avaient appris la langue locale, il inventa un alphabet puis une langue nouvelle. Il promit en 1894 à ses concitoyens ce qu’il réalisa : « Je vais écrire, grâce à mon alphabet inconnu des Allemands, un livre qui parle une langue qu’on n’entend pas. ». Un combat identique, pour sortir de la ségrégation raciale, noua, aux États-Unis, une alliance appelée mouvement de la négrorenaissance. Ce mouvement dressait un cruel constat : l’idée rousseauiste du contrat social qui prétendit sortir la société de la guerre sans fin en scellant des rapports d’égalité entre citoyens fut un leurre. Par-delà les proclamations et les constitutions, l’esclavage prospéra et quand bien même il fut péniblement aboli, subsista dans les comportements l’idée que certains citoyens étaient supérieurs à d’autres. Inutile de reprendre ici les affirmations d’Edmund Burke ou d’Emmanuel Kant sur les inégalités parmi les races, et la suprématie de la race blanche sur les autres. C’est ce suprématisme qui a fait naître le panafricanisme inspiré par les courants anglophiles et qui organisèrent divers congrès à partir de celui de Londres en 1900 pour la renaissance africaine et sa pleine souveraineté sur son sol. Ceci eut lieu sous l’impulsion du Trinidadien Henry Sylvester et le soutien des Américains Williams E. B. Du Bois, Edward Wilmot Blyden, Anténor Firmin (Haïti) et du Jamaïcain Marcus Garvey… Le Trinidadien George Padmore et le Ghanéen Kwame Nkrumah, arrivèrent plus tard et, à partir de 1945, ils firent de la revendication des indépendances africaines un point décisif de la géopolitique mondiale au Congrès, dit radical, de Manchester en 1945. Cette année-là fut marquée par l’épisode sanglant de Sétif, Guelma et Constantine, en Algérie. Il va pousser sur l’estrade littéraire des figures exceptionnelles : Kateb Yacine, Albert Memmi, Abdelkader Khatibi, Mohammed Khair-Eddine et plus tard Mohamed Leftah, qui se chargeront de porter la parole mutilée, la mémoire tatouée…
Il s’agit d’une littérature qui s’insurge et qui prend place du Nord au Sud du continent africain pour dédire la colonisation, les tragédies domestiques, l’apartheid...
L’affirmation des valeurs des civilisations africaines, initiée par Présence africaine dès 1947, a ainsi concouru à redistribuer et les cartes purement littéraires et les cartes politiques. La littérature orale, "célébratoire", épique, pastorale, proverbiale, incantatoire, céda le pas à la protestation. C’est bien pour cela que René Maran publia en 1921 Batouala ou le véritable roman nègre. Il y fustigeait littérairement la colonisation et les agents de la colonisation le fustigèrent brutalement, malgré le Goncourt. Dans un autre de ses livres, amer, dès le titre, Un homme presque parfait, il implore la fin d’une ignominie et conte son humanité bafouée. Mbougar Sarr en a écrit, pour sa réédition, une remarquable préface. Mais il y eut aussi des indociles, comme le flamboyant Yambo Ouologuem et son irrévérencieux Devoir de mémoire.
Cher Sandro, mes chers amis, je veux aussi rappeler que nous ne nous sommes pas vus depuis 1959, lorsque le Sénégalais Alioune Diop, bâtisseur de solidarités transfrontalières et universelles, organisa à Rome le second congrès des artistes et écrivains noirs. Sous la bannière de la maison d’édition Présence africaine, l’éditeur qu’il était, comme le réalise aujourd’hui Sandro Ferri, décida de créer une occasion d’échanges et de conversation entre panafricains et européens. Ce fut d’abord Paris, à la Sorbonne en 1956, puis Rome, au capitole il y a 64 ans. Il s’agissait alors, selon Josias Semujanga, (je cite) de « construire le nouveau savoir sur l’Afrique et de parler des événements intéressant le monde noir[1] »
Considérons donc, chers amis italiens, qu’il y a plus de 64 ans que nous ne nous sommes pas vraiment parlé. Considérons le besoin de redire ce qui date du temps de la rencontre entre intellectuels, au Capitole, à Rome, où le sujet portait sur « l'Unité et la Responsabilité de la culture négro-africaine ".
C’était, en ce temps-là, la veille des indépendances africaines, « après qu’on nous ait piqués cinq siècles du fait de l’esclavage et de la colonisation », comme s’est écrié l’écrivain congolais Sony Labou Tansi. Il s’agissait, à Rome, « de définir la contribution des Noirs aux grands problèmes de l'humanité, de rassembler des témoignages communs et de créer un style propre » ainsi que l’a résumé Josias Semujanga (Revue Présence africaine, N° 156, Le cinquantenaire de Présence africaine, p. 33.) .
C’était il y a 64 ans.
Etait présent à Rome, Jacques Rabemananjara, l’auteur malgache de Antsa, ce poème-chant sublime, écrit comme une épitaphe à sa mort promise et une déclaration d’amour à son « île rouge aux syllabes de flammes : Madagascar ». Frantz Fanon, médecin-psychiatre et auteur de l’incontournable Peau noire masques blancs (Seuil, 1952) raillait et dénonçait les processus d’aliénation culturelle du monde noir. Il était déjà atteint par la leucémie qui allait l’emporter deux ans plus tard. A Rome, il craignait aussi pour sa sécurité, car son adhésion au FLN algérien agaçait et son tiers-mondisme insupportait tant il occupait dans l’appareil intellectuel de l’Algérie combattante, le rôle officieux de ministre des Affaires étrangères.
En ce temps-là aussi, Les éditions Présence africaine pratiquaient la diplomatie culturelle, sans un appareil d’État, mais avec des écrivains comme animateurs d’une diplomatie d’influence. Alioune Diop tenait la baguette de chef d’orchestre, mais aussi les sœurs Narval qui inventèrent le mot négritude et recevaient chez elles de jeunes poètes : le futur président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon Gontran Damas et d’autres. À Rome, en 1959, se pressèrent sous Le Capitole des Africains et des Américains comme Richard Wright, Price-Mars, ambassadeur à Paris et président du congrès, Stephen Alexis, Emile Saint-Lot, représentant la diaspora caribéenne et nord-américaine. Sartre et Simone de Beauvoir veillaient sur Frantz Fanon… Le monde de l’après-guerre se réorganisait et les coups de burins que la littérature faisait pleuvoir sur le colonialisme en avaient fissuré les aqueducs et les édifices. Ils s’écroulaient comme un jeu de dominos, un jeu élaboré à Berlin, lors de la Conférence du dépeçage de l’Afrique qui eut lieu du 16 novembre 1884 au 15 février 1885. Les éditions Présence africaine, nées en 1947, avait mis au-devant de la scène artistique une artillerie poétique et politique sous la bannière de la négritude pour que les Noirs, longtemps assis dans les cales des navires, selon le Cahier d’un retour au pays natal, fussent debout. Wole Soyinka, impertinent et moqueur, lança sa railleuse formule : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il saute sur sa proie et la dévore. » Où sont les enfants de ces tigres ?
64 ans plus tard, sont-ils debout ? La Méditerranée est leur cimetière et les navires, leurs cercueils… De Douala à Lampedusa.
Il faut que cessent ces naufrages par la conscience partagée du bonheur minimal à offrir aux enfants d’ici et de l’autre côté, et par la conversation soutenue entre les deux rives. La littérature peut y contribuer. Pour cela, voici mon vœu : que poussent sur ce lieu de rencontres les fleurs de beauté et des échanges utiles aux coopérations favorables à l’approche de nos destins liés et non fracturés. Favorables à la circulation des livres de grande intensité pour se reconnecter et pour palabrer utilement. Pour élever et non pour rabaisser. Pour comprendre et non pour se méprendre. Pour construire les ponts les plus solides et durables qui invisibiliseront la couleur et glorifieront la diversité. Elle brille de mille éclats dans les littératures africaines, de Toffolo à Gordimer, de Amos Tutuola à Wole Soyinka, de Naguib Mahfouz à Abdulrazak Gurnah, de Mariama Ba à Leïla Slimani. Qu’elles soient en français, en italien, en anglais, en portugais, en arabe, en espagnol, en allemand, en écriture tifinagh, wolof, swahili, mandingue ou yorouba, elles diront, selon le souhait de l’écrivain kenyan Ngugi wa Thiongo, la décolonisation des esprits. Elles présenteront les sagesses collectées dans le jus des langues, de Rabat, de Kabylie, de Sankoré, de Mogadiscio, de Dakar, de Lagos au Cap, les voix qui relient. La traduction, cette langue des langues, comme le dit Souleymane Bachir Diagne, est aussi le meilleur pont des retrouvailles que cette manifestation inaugure avec des livres qui en portent une magnifique illustration. J’invite le public à s’en saisir. Ils sont de haute facture et d’un beau calibre, comme l’annonce le nom de ce festival, Calibro, consacré aux grands livres africains. Est littérature africaine ce qui puise, dans le continent premier des hommes, la matière pour marabouter le lecteur. Elle sait convoquer le rire et la dramaturgie en un même mouvement, comme dans Le vieux nègre et la médaille de Ferdinand Oyono, où l’on voit Kelara, médusée. Devant l’air niais de son mari dégoulinant de sueur sous un soleil brûlant au moment où on lui remet une médaille, elle prend conscience que cette décoration-là n’est qu’une consolation ridicule pour ses fils morts à la Deuxième Guerre mondiale et pour ses terres offertes à l’Église catholique romaine.
J’ai coutume de dire à mes étudiants que « La littérature est le lieu de toutes les pensées et de tous les pansements. » Par l’exposition des pensées, nous célébrons la liberté. À travers les pansements, nous apportons des remèdes. C’est ce que j’essaie de faire dans mon modeste atelier et dans chacun de mes livres. Et si je tiens à l’instant une Rose dans la main, c’est parce que j’ai écrit La Rose dans le bus jaune (Gallimard, 2013), un hommage à Rosa Parks et à son rêve d’un monde uni par cette chose magnifique qu’on appelle la fraternité et la sororité.
Enfin, chers Sandro Ferri, distingués hôtes et cher public, je dois une grande reconnaissance à un grand Monsieur, Pierre Astier, né en Afrique, éditeur puis agent littéraire, et passionnément acteur de ce que nous, écrivain.e.s, avons à dire au monde. Le monde a assez parlé de l’Afrique, il est maintenant temps que l’Afrique parle au monde. Et si j’ai choisi « L’immortalité plus un jour », comme titre de ce propos, c’est parce que je viens de passer un jour formidable en votre compagnie, et que je vous souhaite maintenant d’entrer dans l’immortalité des joies que procure la magie de la littérature…
Viva gli scrittori,
Viva il festival Calibro,
Viva l'arte che rasserena
Pr Eugène Ebodé
Administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc