Lieux de mémoire – Par Abdejlil Lahjomri

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Le Mausolée du Prince de Séville, Al Mo’Atalid Ibn Abbad, avant sa restauration. La tombe de ce dernier, à gauche, est la plus petite, celle du milieu est de son fils (Rabi’e), ou sa fille, au milieu, est la plus grande, tandis que celle de son épouse I3timade est également aussi grande.

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Un texte à lire attentivement. Dans cette chronique, Abdejlil Lahjomri interroge le mythe andalou au Maroc et le rapport du Royaume à cette influent que la Constitution de 2011 reconnait comme un intrant important de l’identité marocaine. Subtilement, le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, par glissements textuels, en arrive à se demander si le Prince de Séville, Al Mo’Atamid Ibn Abbad, exilé à Aghmat par un dynaste conquérant, Youssef Ibn Tachfine, et avec lui un autre prince, Abdallah, inconnu au bataillon du commun des mortels, peuvent être considérés par les Marocains comme des Lieux de mémoire qui font que « L’histoire d’Al Andalus est inséparable de celle du Maroc » ?  Un débat qui s’annonce passionnant. 

Un lieu de mémoire est un repère, une trace du passé d’une nation. Comme l’affirme Pierre Nora (Les Lieux de mémoire - Gallimard 1997) qui a inventé ce concept, tout peut être considéré lieu de mémoire. Ce sont des « restes, archives, cimetières, collections, anniversaires, monuments, sanctuaires, personnages … ».  Lieu de légende, d’émotion aussi. L’histoire du Maroc est riche de ces lieux de mémoire, d’émotion et de légende, souvent peu connus, ignorés, peu étudiés, peu visités, peu explorés, malheureusement peu enseignés. Ils défient la postérité, frôlent l’éternité sauf quand l’aveuglement de dynastes rasent et éradiquent les édifications d’autres dynastes. «Les lieux de mémoire, rappelant un évènement important ou symbolisant des valeurs essentielles font naitre un sentiment d’appartenance plus ou moins contraignant » :

La force symbolique d’un lieu de mémoire est constructive d’un récit quand du passé elle éclaire le présent, l’histoire à venir et cimente une identité.

Le mausolée « d’Al Mo’Atamid Ibn Abbad » est de ces lieux de mémoire dans « Aghmat », ville qui est plus qu’un lieu de mémoire, un lieu de savoir.

Al-Ándalus || الأندلس - ‏من قصر في إشبيلية إلى قبر في أغمات جنوب المغرب...  ‏قبر المعتمد (يسار)، اعتماد (يمين) وابنهم الربيع (في الوسط). الضريح بني سنة  1970م و حتى ذلك الوقت كان

Sur cette photo, toujours au Mausolée du Prince de Séville, on constate que la sépulture d’Al Mo’Atamid a été agrandie, celle du fils (ou de la fille) a été ramené à la proportion d’un enfant et celle de son épouse un peu plus grande mais sans égaler le tombeau du prince, comme si le restaurateur a voulu rétablir ce qu’il considèrerait comme la hiérarchie familiale naturelle.

De quel nom sont ces lieux, la ville et le mausolée ? Nous parlent-ils du commencement de la geste impériale et impérieuse des Almoravides, ou de l’exil d’un prince fastueux, poète lumineux, vaincu, que certains chroniqueurs présentent, pour l’éternité, fossoyeur de la singularité andalouse.  Les historiens se préoccupent d’Aghmat (Nouvelles recherches archéologiques sur la période islamique Fès-Aghmat-Igliz de Abdellah Fili) - (Evolution d’un territoire en Occident musulman, le cas d’Aghmat … entre le XII et le XV siècle du même chercheur). Une multitude de publications, elles, magnifient ou condamnent le dernier Prince de Séville. Aujourd’hui, au regard de l’audacieux et lucide préambule de la constitution de 2011, qui définit avec perspicacité et clarté l’identité nationale, affirmant  que son unité est forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie,  nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen, les tombes de ce prince, de son épouse et de (son fils , ou  de sa fille ? ) peuvent-elles être considérées comme lieux de mémoire ou de savoir illustrant l’affluent andalou de notre identité ? Quand les archives de la « commission nationale pour l’élaboration de la constitution » de 2011 et la teneur de ses débats enregistrées ou non, (si elles existent), seront dévoilées et déclassifiées la curiosité du citoyen apprendra quels étaient les fondements culturels, cultuels, politiques, historiques, anthropologiques, philosophiques, artistiques, sociaux qui l’ont autorisée à identifier à juste titre cet affluent en particulier comme constitutif de notre identité. Ces débats deviendront des traces, repères précieux pour l’historien, l’enseignant, le politicien, pour le concepteur des manuels scolaires, pour toute autorité soucieuse d’une écriture renouvelée du récit national. Trace aussi, préoccupante, si ces débats n’avaient pas été consignés.

 Le mausolée « « d’Al Mo’Atamid Ibn Abbad » est une de ces traces. De quelle trace s’agit-il ? Il est une énigme de trace. La question est complexe, la réponse troublée par les fracas de l’histoire. La présence de l’affluent andalou dans le préambule de la constitution de 2011 vient de donner vie à cette trace. De quelle vie s’agit-il ? Une « commission canadienne de la mémoire » dit : « Les traces du passé prennent un sens nouveau lorsqu’elles deviennent Mémoire et prennent appui sur des vivants et contemporains. La Mémoire prend [ainsi] vie quand elle rejoint le citoyen ».

« Al Mo’Atamid », grâce à cet affluent, vient de rejoindre les citoyens d’aujourd’hui que nous sommes, apaisés, assagis, vaccinés contre une crise d’identité dépassée. Qu’est-ce qui prend vie dans notre mémoire à partir de cette trace, de ce repère, dans ce lieu quand il est visité, s’il l’est ?

Le lieu de mémoire faisant naître un sentiment d’appartenance, et Al Mo’Atamid nous ayant rejoint, appartenons-nous à sa légende exubérante et appartient-il à cette terre qui l’a accueilli, prisonnier d’un Emir des musulmans, intransigeant bâtisseur d’empire, où il fut enterré ?  La réponse semblerait évidente comme l’affluent andalou semble l’avoir été pour beaucoup d’entre nous.  Mais l’histoire est toutefois rétive, ennemie de l’évidence. 

Une publication littéraire, comme pour confirmer cette évidence, présente ce prince-poète comme une des personnalités les plus influentes du paysage culturel national.

Pierre Nora affirme que ce sentiment d’appartenance peut être contraignant. L’est-il, dans ce cas ?  Emmanuelle Tixier du Mesnil, spécialiste du XI siècle de l’ère andalouse qui vient de publier une passionnante mise au point « Savoir et pouvoir en Andalousie au XI ème siècle », présente « Abdallah » de Grenade, dernier prince de cette Taifa, (l’autre prince exilé par Youssef Ben Tachfin à Aghmat, qui s’y est éteint mais dont on n’a retrouvé ni tombe, ni mausolée), comme une figure de la conciliation. Une valeur et pratique essentielles de la géopolitique de l’époque. Il a laissé des « Mémoires » dont le manuscrit a été retrouvé dans une charpente de la mosquée Quaraouyin. Seraient-ils aussi « lieu de mémoire » au même titre que l’édifice bâti en l’honneur d’Al Mo’Atamid ? Que nous disent ces repères ?  Sont-ils le nom d’un exil honteux de Princes compromis avec l’ennemi, de Rois des Taifas (bien qu’ils n’aient jamais ni revendiqués ni portés ce titre de roi pour que les chroniqueurs parlent de ملوك الطوائف) ? Ces traces sont-elles  le repère d’un conflit tragique entre les héritiers ambitieux et tumultueux de l’empire omeyyade andalou, jadis florissant, définitivement morcelé et les armées militantes d’un autre empire venu de l’autre rive (les Almoravides) qu’un meneur d’hommes impétueux entrainera à marche forcée jusque vers des contrées  inconnues  à ses soldats rudes et courageux,  guerriers peu sensibles aux fastes éphémères d’une Andalousie dont l’art de vivre  leur paraissait capricieux et volatile ?  Sont-ils le nom d’un malentendu tragique entre la ferveur des combats et la douceur de vivre ?  Entre l’émergence de nouvelles valeurs, d’une nouvelle société et l’inévitable agonie d’une civilisation en déperdition ? Le nom d’un effondrement politique qui fut paradoxalement le terreau d’un rayonnement civilisationnel incomparable ?

Sont-ils l’esprit andalou de nos lieux de mémoire, qui fait que « L’histoire d’Al Andalus est inséparable de celle du Maroc » pour que les       ملوك الطوائف dans leurs errements soient des nôtres et que nous soyons des leurs dans leur défaite ?