Culture
Mission diplomatique impossible entre Rajaa Al-Naqqash et Mohamed Choukri – Par Hatim Betioui
MohamedChoukri (à gauche) et Rajaa Al-Naqqash
Les festivals et rencontres culturelles dans le monde arabe ne manquent pas de dissensions parmi les intellectuels, où les débats littéraires se mêlent aux moqueries et aux échanges acerbes, aux commérages et à l'ironie mordante. Cela ressemble toujours à une poudrière prête à exploser pour discréditer tel poète, tel romancier ou telle critique.
Et j’ai eu à vivre d'innombrables histoires et anecdotes causées par l'humeur capricieuse et le narcissisme des intellectuels, en suivant de près le parcours du Festival culturel international d'Asilah depuis ses débuts en 1978, un forum qui a vu la participation de toutes les grandes figures de la culture et de la création du monde entier.
Parmi ces histoires, il y a celle de la querelle entre l'écrivain marocain défunt Mohamed Choukri et l'écrivain et critique égyptien tout aussi défunt Rajaa Al-Naqqash.
Ce dernier, lors de sa venue à Asilah pour participer à la douzième édition du festival en 1989, m'avait demandé de l'accompagner à Tanger, et m'avait demandé si je connaissais l'adresse de Choukri, sachant qu’il frappait à la bonne porte pour le conduire jusqu’à l’auteur de Le pain nu.
Ce faisant, je me suis rappelé une interview que j'avais réalisée avec Choukri, où il reprochait avec véhémence à certains écrivains, critiques et journalistes d'avoir écrit sur lui de manière non objective et de traiter son roman Le Pain Nu comme un écrit immoral plutôt que comme une œuvre littéraire, les accusant, selon ses dires, d’avoir été payé pour faire « la besogne ».
Rajaa Al-Naqqash faisait partie de ces écrivains qui n'étaient pas épargnés par les critiques acerbes de Choukri.
Choukri avait insisté pour que je publie ses propos intégralement. J’en étais embarrassé et me demandais pourquoi Choukri adoptait une telle attitude envers Al-Naqqash, alors que ce dernier parlait de lui en bien lors des soirées à Asilah, exprimant son admiration pour ses écrits. Si Al-Naqqash avait écrit sur lui avec malveillance, aurait-il souhaité le rencontrer ?
Nous avons donc pris la route vers Tanger avec Rajaa, accompagnés du poète irakien défunt Buland Al-Haidari et de sa femme Dalal Al-Mufti. À notre arrivée, nous nous sommes dirigés directement vers l'hôtel El Minzah, qui jouissait alors encore de tout son prestige.
J'ai laissé Al-Naqqash, Al-Haidari et sa femme dans la cour du café de l'hôtel s’imprégner de l'histoire et de l'atmosphère de la période "internationale de Tanger", et se reposer de la chaleur caniculaire de la ville, et je suis parti à la recherche de Choukri dans les restaurants et bars qu'il fréquentait habituellement, notamment ceux proches de son gîte, au cinquième étage d'un immeuble sans ascenseur. Choukri n'était pas là. Peu de temps après, je l'ai aperçu de loin, marchant rapidement comme un coureur cherchant à atteindre la ligne d'arrivée imaginaire avant les autres. Je l'ai appelé, nous nous sommes salués, et il avait l'air de s'être à peine levé.
Je lui ai dit sans préambule : "Rajaa Al-Naqqash veut te voir, il est à l'hôtel El Minzah."
Choukri a répondu nerveusement : "Non, jamais, c'est impossible." Il m'a raconté ce qu'il m'avait déjà déclaré auparavant, et je lui ai répondu : "Je ne pense pas que cet homme ait écrit sur toi et sur tes œuvres avec malveillance. Et même s'il a commis une erreur, pardonner est une vertu, surtout qu’il a exprimé le souhait de te rencontrer." Il a rétorqué : "Hatim, je n'ai rien contre cet homme, tout ce que je veux, c'est que tu lui dises : Mohamed Choukri te dit de continuer à l’injurier..."
Je l'ai interrompu en souriant : "Ssi Mohamed, j'ai des ambitions diplomatiques, cela te plairait-il que j'échoue dès la première étape ?"
La réponse de Choukri fut catégorique : "Mon cher, je suis rifain, et quand un rifain dit quelque chose, il faut le respecter. Quand il prend une position, il ne revient jamais en arrière."
J'ai essayé encore de convaincre Choukri de m'accompagner à l'hôtel, en vain. En discutant avec lui, j'avais l'impression de négocier pour le faire céder une propriété ou un bien précieux.
Je suis retourné à l'hôtel, prétendant ne pas avoir trouvé Choukri afin de ne pas aggraver les choses entre lui et Al-Naqqash, et pour ne pas couper définitivement les ponts entre eux, appliquant ainsi la diplomatie du "petits pas", en attendant que les esprits se calment. Peut-être se rencontreraient-ils à une autre occasion proche, et l’incompréhension entre eux se dissiperait.
Buland Al-Haidari m'a informé par la suite que notre ami avocat et écrivain défunt, Bahedin Al-Taud, était passé à l'hôtel pour les saluer et leur avait demandé de me dire de passer à son bureau. Je me suis donc immédiatement rendu à son cabinet, qui n'était pas loin. Je lui ai raconté ce qui s'était passé entre Choukri et moi et il a estimé qu'il serait préférable d'en informer Al-Naqqash afin que les choses soient claires entre eux. Ce que j’ai fait sur le chemin du retour à l'hôtel, lui expliquant que Choukri m'avait chargé de lui transmettre le message et les raisons de son refus de le rencontrer.
Al-Naqqash a été surpris par l'attitude de Choukri et a juré qu'il avait écrit des belles et objectives choses à son sujet, sans jamais l'insulter, ni lui ni son œuvre.
Pour changer de sujet, le poète Al-Haidari a commencé à raconter d'autres souvenirs intéressants avec les poètes irakiens défunt Hussein Mardan et Mohammed Mehdi Al-Jawahiri.
J’ai ainsi passé une journée à Tanger à faire médiateur de bonne volonté, tel un Philippe Habib à son époque d’envoyé spécial de Ronald Reagan au Moyen-Orient, cherchant à réconcilier Choukri et Al-Naqqash, veillant à adoucir les propos et à arrondir les angles pour éviter d'élargir le fossé entre eux. Mes efforts ont échoué et Al-Naqqash est retourné au Caire avec un nouvel ennemi désormais déclaré nommé Mohamed Choukri.
*D’après Annahar Al-arabi, traduit et adapté par Quid.ma