Culture
Nouvelle : Des chiens et des hommes – Par Mohamed Chraibi
Le chien alpha poussait jusqu'au bord de la mer qu’il scrutait longuement comme plongé dans des rêves mystérieux…
Dans cette nouvelle qui appartient au réalisme romanesque, Mohamed Chraibi s’abandonne à la narration allégorique pour tisser une fausse-vraie coexistence entre humains et chiens, mais dont le lecteur qui connait un peu l’histoire du Maroc avec la migration subsaharienne, se rend rapidement compte que cette coexistence fait chambre à part, chacune livrée à son monde et à son rêve. Même si régulièrement les chiens autochtones rejoignent dans le même désir d’un Eden improbable les chiens migrateurs qui ont construit dans la jungle des peurs leur propre structure parallèle avec sa propre hiérarchie et ses propres lois. L’issue, perçue de loin à l’horizon, quel qu’en soit l’aboutissement, est fatalement dans les abysses des eaux profondes.
Une cohabitation de 15 000 ans forgea entre les hommes et les chiens
Un lien de compréhension bien plus profond qu’entre
Les hommes et toute autre espèce d’animal
(Yuval Noah Harrari in, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité)
Un jour de septembre 2022 un journal électronique local rapporta qu’ « Une fillette de 5 ans décéda après avoir été attaquée par une meute de chiens errants dans une banlieue pauvre du sud du pays ». La toile s’enflamma aussitôt, des témoignages invérifiables sur des faits similaires y pullulèrent mais aucun journal d’audience nationale ne jugea utile d’en parler. L’omerta de mise à chaque fois que la responsabilité d’un fait divers pouvait être imputée aux « Autorités » fut cependant rompue, vers la fin de l’année, après qu’ « une touriste française de 44 ans décédât des suites de blessures causées par des morsures de chiens errants aux abords d’un grand hôtel dans une cité balnéaire réputée du sud du pays » que les autorités, enfin inquiètes conçurent à la hâte un « PNECS , plan national d’éradication des chiens sauvages» qui fut mis en exécution dans la foulée.
Jamila R. maire d’un arrondissement de la plus grande métropole du pays a révélé que plus de 250.000 chiens errants furent ramassés la première année dans son arrondissement sans préciser le sort qui leur fut réservé. Mais les soupçons de canicide furent confirmés quant sur les réseaux sociaux apparurent des photos de cadavres de bêtes affreusement mutilées. Cependant ces pratiques pour barbares et massives qu’elles étaient n’améliorèrent guère la situation à cause de « l’arrivée massive de chiens errants des zones périurbaines et rurales avoisinantes » selon Jamila R.
Les associations de protection des animaux s’en émurent et publièrent un communiqué dans lequel on pouvait lire : « On est en train de donner une image déplorable du pays. Les touristes, les organisations et les médias internationaux, informés de la situation, sont choqués et indignés….».
Outre l’arrêt de ces abattages, ces associations réclamèrent aussi la mise en œuvre de la technique « TNR », pour «Trap-Neuter-Return», (attraper le chien, le stériliser, puis le relâcher), une méthode reconnue par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA).
C’est alors que les médias officiels enfin libérés d’une censure auto-imposée rapportèrent un fait inquiétant: l’apparition d’une race de chiens au pelage noir venus du Sud après une longue traversée de contrées désertiques. Phénomène qui intrigua les spécialistes des migrations canines qui ne comprenaient pas pourquoi ces chiens noirs s’aventuraient dans un pays où les chiens autochtones étaient persécutés. Ne savaient ils pas qu’ils s’exposaient à des traitements au moins aussi cruels ?
L’énigme fut résolue lorsque l’on découvrit, avec l’aide d’un spécialiste français des phénomènes migratoires, que ces chiens au pelage noir ne cherchaient nullement à s’installer mais étaient en transit vers des destinations ultra marines. Ce qui fut confirmé par l’observation de l’irrésistible progression en masse de ces chiens, bientôt suivis de leurs congénères autochtones, vers le Nord.
Une fois parvenues aux confins du pays, au delà desquels s’étalait l’immensité infranchissable (à première vue) de la mer, les nombreuses meutes de chiens de tailles inconnues dans l’histoire canine prirent le parti de la clandestinité pour échapper au PNECS que les protestations des associations de défense des animaux n’avaient que peu affecté (au lieu de les massacrer on prit la peine de les rassembler dans des camps ad hoc disséminés à travers le pays où ils étaient proprement asphyxiés - au moyen d’un gaz importé d’Allemagne où subsistaient des stocks non détruits à la fin de la guerre - et de brûler leur cadavres). Les chiens autochtones et leurs congénères en transit se cachaient la nuit dans les forêts environnantes pour n’en sortir que la nuit par petits groupes qui écumaient silencieusement les rues des villes et villages à la recherche de nourriture à consommer sur place et à emporter pour nourrir ceux restés dans les forêts. Il semble même qu’ils aient pris le parti de l’abstinence sexuelle (on ne sait trop par quel stratagème de self control) car on ne constatait aucune naissance de chiot dans ces colonies. Toute infraction à cette discipline (tel que s’aventurer de jour hors de la forêt ou copuler) était punie d’exclusion. Le ou la coupable était alors condamné(e) à rejoindre les meutes de chiens errants (il y en avait encore) et donc à s’exposer au canicide.
Bien, qu’une légère discrimination visait les chiens au pelage noir (assurer les tâches les plus ingrates telle que la propreté du camp, procurer les soins aux chiens malades ou âgés…), la bonne entente régnait au sein de ces colonies de chiens aux origines et aux apparences variées. Les conflits étaient rares et quand il en survenait un, le chien tacitement reconnu comme étant le chef, l’alpha mâle de la meute dirons-nous, le réglait rapidement et sans préjugé de couleur du pelage ou de sexe. C’est à ces rares occasions que l’autorité de celui ci se manifestait. Elle se manifestait aussi dans l’assignation des tâches aux membres de la communauté et notamment des différents quartiers que chaque membre du commando chargé de nourrir la communauté devait passer au peigne fin. On ne saurait dire comment il était arrivé à s’imposer. Ni par sa force ni par son âge car selon ces deux critères il semblait se situer dans la moyenne. Il est vrai qu’il avait un pelage d’un blanc sale mais son charisme visiblement résidait ailleurs que dans son apparence. Les habitants de la ville voisine que la présence de ces chiens n’incommodait plus, les ignorèrent et les éboueurs, dont la charge de travail s’en trouva réduite, leur témoignaient même une certaine reconnaissance en vidant dans la forêt le peu de détritus consommables que les chiens qui faisaient les poubelles de nuit n’emportaient pas, surpris par quelque noctambule ou les gens pieux qui se rendaient à la mosquée aux premières lueurs du jour. Parfois le Chef, toujours présent lors des opérations d’approvisionnement nocturnes (mais sans mouiller la chemise, se contentant de s’assurer que chacun accomplissait au mieux sa tâche dans le quartier qu’il lui a assigné) poussait jusqu' au bord de la mer qu’il scrutait longuement comme plongé dans des rêves mystérieux. Une fois, après s’être assuré qu’il n’était pas observé, il s’aventura dans l’eau sur de courtes distances avant de revenir sur la terre ferme, à la fois soucieux et satisfait de l’expérience qu’il répéta à plusieurs reprises, les jours suivants, tant que la température estivale le permettait, s’aventurant à chaque fois un peu plus loin. Un observateur imaginatif y aurait vu des tentatives de tester les capacités à la nage du Chef et partant celle de ses compagnons que rien ne distinguait physiquement de lui. Une fois le résultat (décevant) du test atteint, il mit fin à ses baignades mais pas à l’attrait irrésistible de la mer qu’il continua à venir scruter souvent à l’aube absorbé dans une profonde et mystérieuse méditation. Il lui arrivait d’y retourner en fin de journée également. Seul et paisible, il n’attirait pas l’attention ni encore moins ne provoquait de réaction humaine hostile. Il s’installait sur le sable tiède humant la brise marine et observait le manège des mouettes qui s’envolaient brusquement et partaient à tire-d’aile vers le large comme mues par les mêmes irrésistibles pulsions qui le hantaient. Et quand elles revenaient, quelques instants plus tard, se poser à quelques mètres de lui, dans son regard se lisait un mélange d’incompréhension abyssale et de rage.
Dans le camp, il se tenait toujours à l’écart des autres, assis son train arrière dans une posture très particulière non inventoriée dans les nombreuses encyclopédies consacrées aux canidés (soumission, domination, alerte, etc…). Une posture qui, avec une grosse dose d’imagination, évoque dans l’esprit du narrateur une fameuse statue de penseur.
Le Chef n’allait pas fouiller les tas d’ordures déversées par les éboueurs dans la forêt pour y trouver sa pitance. Son repas quotidien lui était servi par des chiennes au pelage noir dont la rotation était organisée de sorte que la préposée du jour ne fût jamais en chaleur, pour des raisons évidentes de quiétude du Chef. Et après son repas, il tombait dans un sommeil plein de rêves de chiens ailés guidant des meutes de nageurs infatigables vers l’autre rive de la mer.
Cette vie de paisible farniente ne pouvait s’éterniser ne serait-ce que pour deux raisons : l’abstinence sexuelle auto-imposée devenait insoutenable et puis ces chiens (surtout ceux au pelage noir) n’avaient pas parcouru des distances inouïes et risqué leur vie pour venir s’échouer dans une forêt à quelques kilomètres du but de leur très longue migration. Tel était probablement l’objet de la posture méditative du Chef lors de ses virées matinales et de ses rêveries au crépuscule en bord de mer et en fait tout le temps y compris pendant ses siestes.
Et puis un jour de septembre 2024, au retour de l’expédition nocturne habituelle dans les rues endormies de la ville, il se jucha sur une butte, au milieu du camp, comme il ne l’avait jamais fait auparavant campa sur ses quatre pattes, le corps tendu en direction de la mer et poussa un hurlement pas plus identifiable aux hurlements répertoriés dans les manuels consacrés aux canidés que ses postures étonnantes constatées par le narrateur au cours des mois d’observation qu’il consacra à cette meute. Celle ci alertée par ce hurlement inédit se rassembla en demi-cercle autour du Chef, les oreilles dressées et les yeux rivés sur lui dans l’attente d’une annonce cruciale. Aucun d’eux n’émettait le moindre son ni le moindre bruit. Silence absolu que le bris de vagues somnolentes sur la grève toute proche rendait encore plus pesant. Le Chef promena sur l’assemblée le regard mystérieux auquel chacun s’était habitué poussa un long hurlement, dressé sur ses pattes antérieures, et le museau tendu vers le ciel coome s’il le prenait à témoin. A l’unisson la meute répondit à l’appel du Chef par le même hurlement mais plus bref.
Cette clameur qui éclata soudain dans le silence profond de l’aube parvint jusqu’à la ville dont elle réveilla les habitants (sauf ceux déjà occupés à faire leurs ablutions pour la prière du fajr). Ils y reconnurent clairement les hurlements à la mort annonciateurs de grandes catastrophes. Les plus âgés se réfugièrent dans la mosquée et les autres se dirigèrent intrépidement vers la plage d’où provenait la clameur. Ils virent au loin vers le Nord une immense meute de chiens déployée en V derrière le Chef. Aucun d’eux ne songea à la Sortie d’Egypte, pas même le vieux couple de juifs, derniers témoins de l’époque révolue où une importante communauté peuplait la ville. Tous assistaient, saisis d’effroi, au premier suicide collectif dans l’histoire canine.
Oualidia 8 août 2023.
Mohammed Chraibi.
itineranceplus@gmail.com