Pour la création de la chaire des lettres africaines à l’Académie du Royaume du Maroc - Par Eugène Ebodé et Rabiaa Marhouch

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Les écrivains, marocaine et camerounais, Rabiaa Marhouch et Eugène Ebodé

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L’une des caractéristiques des littératures africaines (d’expression française, anglaise, arabophone, lusophone ou en langues africaines) est qu’elles sont jeunes, insuffisamment connues de leurs publics prioritaires africains. Elles sont généralement marginalisées à l’extérieur et en particulier dans les cercles des consécrations de l’espace littéraire mondial. 

La faiblesse d’un réseau éditorial endogène amplifie la distance entre les publics africains et les œuvres publiées en Occident notamment (pour des questions économiques et de coût des livres), cela empêche la réception des œuvres par un public au faible pouvoir d’achat. La jeunesse de ces littératures, dont la plupart des œuvres ne sont pas encore tombées dans le domaine public, rend d’autant plus difficile l’accès aux écrits des figures auctoriales les plus anciennes, ces « têtes sacrées », sortes de « classiques africains ». Pour être valorisé et mieux connu en Afrique, ce patrimoine littéraire africain, pour toutes ces raisons, a besoin d’institutions de référence, telle que l’Académie du Royaume du Maroc qui déploie une activité de « recensement » de ce patrimoine, d’exposition de ces littératures et de pédagogie innovante adossée à un référentiel simple : soutenir, exposer, partager les imaginaires africains tels qu’ils s’expriment dans la littérature orale et tels qu’ils jaillissent dans les écrits. 

Si la littérature orale est plus diffuse dans son mode d’expression et difficile à répertorier, elle résiste au temps et constitue un réservoir de sagesses et un mode de communication et d’expression artistique (les griots ou les jouteurs), un moyen poétique de gestion des conflits (dans le cadre des hainteny malgaches ou sous la Toguna au Mali, par exemple), une source de transmission de l’histoire, de la spiritualité et un vecteur culturel ou cultuel (c’est le cas de ce qui se pratique dans les zawiyas). Instance de transmission orale du savoir, de la sagesse ancestrale, du patrimoine proverbial et poétique, de l’art oratoire pour convaincre, la littérature orale joue un rôle dans la structuration et l’apaisement de la société. La palabre et le pouvoir du verbe font partie intégrante de l’art de vivre africain (on pense ici aux bashingantahes « ou ceux qui plantent le bâton de justice » au Burundi et aux gacaca [se prononce « gatchatcha »] au Rwanda). 

Le problème auquel une institution littéraire africaine doit répondre est le dépassement du fait colonial. La colonisation n’a pas seulement pillé l’Afrique, mais elle a aussi transformé les voies de transmission et de diffusion de masse de ce savoir et des biens culturels pour les remplacer par des autoroutes portuaires ou terrestres, spécialisées dans les échanges de matières premières ou de produits d’exportation et de consommation considérés comme les plus rentables par l’Occident. La marchandisation de l’Afrique, réservoir mondial de ressources naturelles et de mains-d’œuvre, a supplanté l’Afrique cultivée, l’Afrique qui lit et qui se lit. Les acteurs de ce système colonial pouvaient donc feindre le désert culturel dans le sillage de proclamations qui décrétèrent, solennelles et condescendantes : « l’Afrique n’a pas d’histoire », l’Afrique n’est que le continent de l’oralité, le continent figé au stade de l’enfance de l’humanité, un continent donc qui cherche d’abord et avant tout à répondre à ses besoins élémentaires et alimentaires avant de prétendre à une vie intellectuelle propre ou envisager de s’ouvrir à l’univers transcendantal de la culture. Il s’ensuit un besoin urgent d’historiciser l’Afrique en passant aussi et d’abord par l’historisation de sa littérature pour lui restituer ses imaginaires confisqués ou enfouis, pour lui redonner son lustre culturel. Il est donc nécessaire de briser les verrous invisibles pour sonner une contre-proclamation : le droit des Africains à la culture, à toute leur culture. 

C’est ce que réalise le Secrétaire perpétuel et l’Académie qu’il dirige. 

Par ailleurs, dans le jeu de la consécration-désacralisation organisé par la médiatisation occidentale, on ne retient souvent de la littérature africaine que ses « grandes gueules », ses réfractaires ou ses rebelles usant de la langue écrite comme d’un feu vengeur, brûlant tout, y compris ses propres vaisseaux. Il faudra donc, à partir de la chaire des littératures africaines, oser tout reprendre pour mieux entreprendre. Il faudra aussi, dans une telle optique, faire en sorte que la littérature ne se définisse pas uniquement comme la scansion des maux et des travers des sociétés africaines ou comme un champ de bataille d’identités malheureuses, mais comme le lieu qui donne du pouvoir aux mots et de l’amplitude aux imaginaires pour dépasser les clivages et les enfermements. Une nouvelle reconfiguration de l’identité littéraire polyphonique africaine est nécessaire. Cette identité doit être déconnectée de la seule compétition mercantiliste et du réflexe de la citadelle assiégée dans laquelle on enferme les intellectuels et notamment les écrivains, pour mieux les dresser contre les institutions et les pouvoirs africains. Une chose est singulière dans les littératures africaines : contrairement aux autres littératures (européenne, américaines, asiatiques, pour faire court et qui sont installées dans leurs continents), les littératures africaines résident surtout hors du continent africain.

La promotion des littératures africaines comme envisagé par le Secrétaire perpétuel, en réhabilitant « une grande gueule » (Yambo Ouologuem), est une décision forte. Elle signifie que l’Afrique doit rapatrier son patrimoine culturel en Afrique. Le patrimoine africain qui se reconstitue en Afrique ne doit pas oublier sa dimension orale. Sa pluralité d’expressions nécessite une réponse littéraire et académique de première importance. Elle s’est manifestée dans le colloque des 8-11 décembre 2015 par un ancrage africain et une idée-force : L’Afrique comme horizon de pensée. Récemment, le 17 novembre 2021, le lancement de la collection éditoriale Sembura-Afrique à l’Académie du Royaume a renforcé cet ancrage. 

La dénomination de la chaire des lettres africaines est un libellé clair et qui rompt avec la fracturation coloniale : géographique (Maghreb/Afrique subsaharienne, par exemple), linguistique (francophone, anglophone, lusophone, hispanophone, arabophone…). Les nouvelles technologies de la communication et le développement des visioconférences pourront aussi concourir à élargir le cercle du public destinataire à certaines universités africaines pour que leurs étudiants assistent en distanciel aux conférences de cette chaire. Ces universités pourront notamment se constituer dans un format que l’on intitulerait « Partenariat éducatif fédératif » (PEF), pour l’extension de la diffusion des savoirs littéraires africains en vue de l’édification d’une culture littéraire commune en Afrique [...] 

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