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L'Économie au gré du cycle électoral : À propos d'une intervention d'Olivier Blanchard - Par Rédouane Taouil
Les messages émis sur le réseau X par l'ancien économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard (photo) soutiennent que les mesures prévues par le « Nouveau Front Populaire » seraient génératrices de pertes d'emplois, de baisse de l'investissement et de récession. Se situant dans le droit fil d'une tribune cosignée avec Jean Tirole dans « Le Journal de Dimanche » lors des élections de juin de 2022, ces messages sont sous-tendus par les mêmes arguments.
Par Rédouane Taouil - Professeur agrégé ès Sciences Économiques
Il est sans doute révolu le temps où l'on peut affirmer que les idées économiques exercent peu d'influence sur le jeu politique. Les consultations électorales sont devenues l'occasion d'un rituel de discussion des mesures envisagées par les programmes des candidats et d'appels de vote individuels ou collectifs en faveur de partis ou de coalitions. L'intervention d'Olivier Blanchard, figure éminente de la macroéconomie, à la veille des élections législatives françaises de 2024, est symptomatique du primat conféré à l'engagement sur le principe de neutralité au nom de l'expertise de la discipline héritée de Smith et Keynes.
Les messages émis sur le réseau X par l'ancien économiste en chef du FMI soutiennent que les mesures prévues par le « Nouveau Front Populaire » seraient génératrices de pertes d'emplois, de baisse de l'investissement et de récession. Se situant dans le droit fil d'une tribune cosignée avec Jean Tirole dans « Le Journal de Dimanche » lors des élections de juin de 2022, ces messages sont sous-tendus par les mêmes arguments.
A y regarder de près, ils comportent des limites internes qui résultent des écarts entre, d’un côté, les propos sur le comportement supposé bienveillant du décideur politique et sur l’efficience de la coordination par le marché, et de l’autre, les options théoriques qui commandent les travaux académiques du coauteur de « Lectures on Macroeconomics ». Dans le même temps, son assertion maîtresse, le relèvement du salaire minimum exerce un impact négatif sur l’emploi, érigée en loi d’airain, se heurte à une double objection : outre qu’elle ne bénéficie pas de preuves en faveur, le statut prépondérant échu au marché du travail et son corrélat, le primat de l’offre globale, pâtissent des doutes quant à la loi de l’offre et de la demande.
Les écarts vis-à-vis du référentiel de la politique économique
Tel qu’il est déroulé, l’argumentaire s’apparente à un plaidoyer en faveur des politiques de l’offre plutôt qu’à une évaluation des retombées négatives du programme de l’Alliance de gauche. En invoquant que la poursuite du « bonheur des français » n’a pas d’autre alternative que le respect cardinal de l’efficience des marchés, il attribue à ces politiques des vertus aux antipodes des plans de soutien à la demande globale. Cet énoncé, qui structure l’ensemble du plaidoyer, s’appuie sur des présuppositions en contraste avec le référentiel auquel il s’adosse. D’abord, considérer que l’objectif du décideur public est l’atteinte du bien-être social revient à postuler la fonction d’utilité de l’Etat se confond avec celle d’utilité collective. Or, sous l’influence de l’école des choix publics, la théorie de la politique économique écarte cette hypothèse de bienveillance au motif que la contrainte politique de maintien au pouvoir conduit à un comportement de maximisation de la popularité. Dans ces conditions, les préférences du gouvernement sont de nature à induire un cycle de politique économique suivant le verdict du suffrage universel et, partant, des fluctuations de l’activité. L’alternance des partis au pouvoir génère de l’instabilité et se traduit par des legs de dettes publiques (Maskin et Tirole 2004) contraignant les choix des futurs élus. Présupposer que c’est l’intérêt collectif qui motive le décideur public aboutit en fin de compte à escamoter la nécessaire déconnexion de la politique économique du jeu électoral aussi bien que les interactions entre le décideur public et les agents impliquées par l’hypothèse de rationalité des anticipations.
Ensuite, « Que l’on aime ou que l’on déteste on doit accepter l’idée, prescrivent Blanchard et Tirole, que chaque président, et ceci s’applique à lui comme à ses prédécesseurs a comme objectif principal le bonheur des français » (1). Ce faisant, ils confèrent à l’hypothèse de comportement bienveillant un contenu descriptif contredisant ainsi un principe de méthode essentiel. Dans le sillage de Friedman, l’approche macroéconomique à laquelle se rattachent les travaux des deux auteurs considère qu’une hypothèse n’a pas à assumer une fonction observationnelle ; elle est d’autant plus féconde qu’elle est suffisamment générale. L’hypothèse d’anticipations rationnelles qui est la pierre angulaire de cette approche, est emblématique de ce statut qui s’arc-boute sur le principe de « comme si ». En effet, tous les éléments qu’elle combinent ne sont pas conformes à des comportements individuels observés. Les agents forgent leurs anticipations en utilisant au mieux l’information à l’aide d’une représentation pertinente du système économique. Comme celui-ci est soumis à des perturbations aléatoires, la détermination de l’équilibre requiert qu’ils ne commettent pas d’erreur systématique de sorte que les valeurs effectives coïncident avec les valeurs espérées. Dans ce contexte, les agents font des prévisions parfaites. Une telle hypothèse exclut un quelconque critère d’adéquation empirique ou de « correspondance avec le monde réel ». Attribuer une portée descriptive à la fonction objectif de l’autorité publique introduit une dissymétrie injustifiée vis-à-vis du mode de formation des anticipations comme au regard de la rationalité optimisatrice.
Enfin, « L’argument, soulignent Blanchard et Tirole, est bien connu mais reste fondamental : nous vivons dans une économie de marché, et l’histoire a prouvé qu’il n’y a pas d’alternative pour organiser la vie ensemble (…) L’économie de marché est une machine stupéfiante d’efficacité ». Attribuer à l’efficience des marchés pareille valeur descriptive procède d’un usage abusif de la propriété d’optimalité des marchés telle qu’elle est établie par le modèle d’Arrow-Debreu qui tient lieu de noyau dur de la microéconomie comme de la macroéconomie. Selon le théorème de bien-être, toute allocation d’équilibre sur des marchés parfaitement concurrentiels est un optimum de Pareto s’il n’est pas possible d’améliorer la situation d’un agent sans détériorer celle d’un autre. Ce critère, qui résume le succès du marché, tient au fait que le système des prix assure l’utilisation la plus efficace des ressources. Sous ce rapport, il ne fournit, à l’évidence, aucune description. Il est la réponse à une question explicitement normative agencée au sein d’une structure axiomatique qui ne recouvre aucune réalité. « La fidélité à la rigueur, affirme Debreu, dicte la forme axiomatique de l’analyse de la théorie au sens strict est logiquement disjointe de ses interprétations » (1996, p. XLIV).
Le relèvement du salaire minimum nuit à l’emploi : un énoncé fragile
Quand il est question d’emploi et de chômage, c’est le modèle de base du marché du travail qui est sollicité pour analyser les transactions entre ménages et entreprises et l’équilibre subséquent. Dans ce modèle, le salaire est tel que l’offre et la demande sont égales et le plein-emploi atteint à un niveau assurant une utilisation efficiente du travail. Dans ces conditions, la flexibilité du salaire réel ne doit pas être entravée par des interventions publiques. La fixation d’un salaire minimum au-dessus de la valeur d’équilibre entraîne inéluctablement du chômage du fait qu’il stimule l’offre de travail et en décourage la demande. C’est à l’image d’un marché de travail parfaitement concurrentiel que se réfère l’intervention d’Olivier Blanchard pour soutenir que l’augmentation du SMIC est néfaste pour l’emploi en plaçant cet impact au rang d’une nécessité confortée par des expériences qu’elle juge cruciales.
Cette position apparaît à l’examen sujette à discussion. De nombreuses études la mettent à mal de sorte qu’un consensus autour d’un effet faible ou nul du salaire minimum semble émerger (Gautié 2020). La plus représentative (Cengiz et al. 2019) procède à un diagnostic systématique de 138 ajustements du salaire minimum intervenus entre 1979 et 2014 aux États-Unis en prenant en compte les spécificités des États. La conclusion ne souffre pas d’ambiguïté : Les variations dans l’emploi restent mineures. La même conclusion se dégage d’un bilan concernant le Royaume-Uni : l’augmentation du salaire minimum entre 2000 et 2017 de près de 40% n’a pas dégradé les perspectives d’emploi mais ont amélioré le pouvoir d’achat des titulaires de bas salaire. Même les rapports établis par l’OCDE (1998) à l’époque de la propulsion des mesures de lutte contre le chômage des jeunes sur le devant de la scène soulignent, à partir de comparaisons internationales, que les tendances de l’emploi s’expliquent fort peu par les écarts dans l’évolution des salaires minima. Des estimations et simulations ultérieures de la même institution en 2002 et 2006 émettent de sérieuses réserves sur la possibilité d’extension du chômage suite à des variations du coût du travail.
« Dans l’ensemble, conclut Arindrajit Dube, le corpus des recherches les plus récentes menées aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays développés met en évidence un effet très modéré du salaire minimum sur l’emploi. Il est à noter que ce résultat est vérifié même pour les politiques récentes les plus ambitieuses (Dube, 2019, p.2). On assiste ainsi à la constitution d’une base empirique stable d’arguments à l’encontre de la supposée loi d’airain si bien que la métaphore de catastrophe, remise au goût du jour, semble impropre.
Le salaire minimum fixe un plancher de rémunération qui permet d’atténuer la redistribution régressive dont l’accentuation pèse sur la cohésion sociale. La perception des inégalités consécutives aux résultats des marchés suscite tensions sociales et instabilité politique. « La désintégration sociale, écrit Rodrik, n’est pas un sport où l’on demeure spectateur. Ceux qui regardent sont aspergés par la boue du terrain » (1998, p. 7). La discussion des programmes en compétition ne saurait rester indifférent à un tel enjeu en se cantonnant à une relation mécanique entre salaire et emploi. Il apparaît surprenant que Blanchard (2004) écarte la qualité des relations professionnelles à laquelle il réserve une place de choix dans la détection d’une relation négative avec le niveau de chômage. Cette omission est d’autant plus paradoxale que son intervention porte sur un contexte de nature politico-économique.
La prééminence accordée au marché du travail a une implication analytique de taille : la détermination du niveau d'emploi sous l’action conjuguée de l’offre et de la demande gouverne le niveau de l'activité et par conséquent l'offre agrégée. Dans cette perspective, le salaire est réduit à un coût de production et la demande globale à une variable qui s'adapte passivement à l'offre. Les réformes structurelles ont pour vocation d'accroître l'intensité concurrentielle et la flexibilité des marchés et en vue d'élever le potentiel de croissance, et la politique conjoncturelle la promotion de la stabilité par le biais de la maîtrise de l'inflation et du déficit public. Les dispositifs d'incitation sur le marché du travail tels que l'allègement des charges, l'assouplissement des conditions d'embauche et de licenciement, la prime d'emploi comme la disqualification des politiques de demande sont le corollaire de ce credo, qui se soutenant de la norme de l'optimalité des allocations en équilibre concurrentiel implique la supériorité des politiques de l'offre et accrédite l'idée que l'action sur les conditions de demande est vouée à l'inefficacité. Ces conclusions soulèvent des objections qui reflète la fragilité des soubassements théoriques.
D'une part, l'analyse séparée du marché du travail a pour conséquence l'évacuation de l'interdépendance entre les marchés, caractéristique de l'équilibre général concurrentiel. Or, il suffit de tenir compte de cette interdépendance pour intégrer le marché des produits et envisager la détermination du volume de l'emploi eu égard à l'influence de la demande globale. Les entreprises fixent le volume d'emploi selon leurs anticipations des débouchés. Dès lors le niveau d'activité ne dérive pas des comportements sur le marché du travail et les salaires ne sont pas seulement des coûts, mais aussi une composante de la demande.
D'autre part, la remise en cause de la loi de l’offre et de la demande ne saurait être placée sous le boisseau. Faute de démonstration de la tendance d'auto-régulation des marchés suite à l'incompatibilité entre les fonctions individuelles et la demande nette agrégée, la question des ajustements concurrentiels et de la stabilité globale est délaissée au profit de la discipline de l'équilibre, prônée par Lucas, dont les normes de comportement optimisateur et d'apurement des marchés dissolvent la problématique de la comptabilité mutuelle des décisions individuelles privant les processus de marché et la formation des prix de fondements appropriés.
Last but no least, la croissance au ralenti, la persistance du chômage, la détérioration de la qualité de l'emploi, l'extension de la précarité, l'accentuation des inégalités sont autant de tendances qui jettent le doute sur les politiques de l'offre.
De même qu’elles conduisent les candidats à poursuivre des buts particuliers ou partisans, les considérations électorales donnent lieu à des interventions dans le débat public où les préférences politiques compromettent les critères de cohérence de systématicité, de rigueur et d’envergure. Le recours à des stratagèmes de persuasion infléchit ces exigences et facilite la concession à la rhétorique. Lorsque l’argument d’autorité tend à dominer, il y a lieu de s’interroger sur le rôle de l’expertise et des rapports qu’elle entretient avec les théories qui lui servent d’appui, d’autant qu’il est y fait de plus en plus appel comme instance judicative pour statuer sur des dispositifs d’action et dispenser des règles et des normes. « Le débat public et critique, affirme Amartyna Sen, est indispensable aux politiques publiques, ne serait-ce que parce qu’il est impossible de déterminer à l’avance le rôle du marché par une belle formule, abstraite et générale, que celle-ci vise à soumettre toute activité à la loi du marché ou à lui retirer au contraire toute prérogative » (1999, p. 130).
- Toutes les citations sauf mention contraire proviennent de la tribune publiée in Le Journal de Dimanche du 12 juin 2022.
Éléments bibliographiques
Blanchard O. et Philippon Th. (2004), « The Quality of Labor Relations and Unemployment », NBER, n°10590.
Cengiz D., Dube A., Lindner A., Zipperer B. (2019), « The effect of minimum wages on low-wage jobs », The Quarterly Journal of Economics, vol. 134, n° 3.
Debreu G. (1996), Théorie de la valeur : analyse axiomatique de l’équilibre général, Paris, Dunod.
Dube A. (2019), « Impacts of Minimum Wages », Review of the International Evidence, November.
D Gautié J. (2020), Le salaire minimum et l’emploi, Paris, Presses de Sciences Po.
Maskin E. et Tirole J. (2004), « The Politician and The Juge : acoutanbility in gouvernement », American Economic Review, vol. 94, n°4.
Gautié J. (2020), Le salaire minimum et l’emploi, Paris, Presses de Sciences Po.
Rodrik D. (1998), Has Globalization Gone Too Far? Challenge , March-april, vol. 41, n°2.
Sen A. (1999), Un nouveau modèle économique, Paris, Odile, Jacob.