A qui profite l’offensive de grande envergure contre le régime syrien ? – Par Bilal Talidi

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A l’œuvre également des groupes jihadistes dont les recrues (essentiellement des jeunes hommes) ont été attirés de divers pays arabes dans le cadre d'un agenda international parrainé par la CIA, ou encore des milliers d'autres sortis des prisons en Irak et ailleurs et rassemblés en Syrie

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L'attaque soudaine de l'opposition syrienne contre le régime syrien soulève de nombreuses questions liées à la rapidité des réalisations sur le terrain, au recul rapide de l'armée syrienne et de ses alliés, et à la dynamique active de l'action diplomatique entre les puissances régionales.

Le contexte historique présente une image de hit-and-run, et l'alternance dans le contrôle des régions syriennes, en particulier Idlib et Alep, entre l'armée syrienne et ses alliés et l'opposition syrienne, à travers de multiples tours entre 2012 et 2016, c'est-à-dire, jusqu'à ce que l'Iran en 2015 et la Russie entrent dans la confrontation militaire directe. Une intrusion dans le conflit qui a permis de trancher la bataille pour Alep en faveur du régime syrien et de ses alliés en décembre 2016.

 Dans le labyrinthe des oppositions en Syrie

La composition de l'opposition syrienne est complexe et comporte plusieurs dimensions, dont la dimension nationale, qui s’attache à la question de la liberté et de la démocratie face à un régime tyrannique qui a laissé peu de place à la liberté. Par ailleurs, il existe des groupes jihadistes dont les recrues (essentiellement des jeunes hommes) ont été attirés de divers pays arabes dans le cadre d'un agenda international parrainé par la CIA, ou encore des milliers d'autres sortis des prisons en Irak et ailleurs et rassemblés en Syrie. Dans cette catégorie, on retrouve le Front Nousra qui est une extension d'Al-Qaïda dans la région, jusqu'à ce que son chef, Abou Muhammad al-Joulani, passe à l’organisation de l’Etat islamique, puis  à nouveau à Al-Qaïda, avant de prendre ses distances avec les deux organisations, changeant d'allégeance après l'entrée en scène de la Turquie.

Il existe en outre d'autres groupes qui, en raison de la réalité des persécutions qu'ils subissent dans la région depuis plus d'une décennie, ont croisé leurs intérêts avec ceux de la Turquie, notamment la branche syrienne des Frères musulmans, sans oublier d'autres groupes, appartenant aux Forces démocratiques syriennes d'origine kurde, qui se disputent également des zones d'influence dans plusieurs régions de Syrie, et des officiers qui ont fait défection de l'armée syrienne et ont formé « l’armée syrienne libre ».

Certains pensent que l'usure des forces du Hezbollah au Liban et sa récupération d'une grande partie de ses troupes en Syrie expliquent en grande partie le déclin rapide de l'armée syrienne et de ses alliés à Idlib, Alep et même dans des villages de l'est de Hama. Cependant, cette explication ne couvre qu'une partie de la vérité et n'explique pas la force, l'état de préparation et l'exploitation politique intelligente du moment opportun par le patchwork de l’opposition syrienne pour lancer cette offensive de grande envergure. Sans oublier les très enchevêtrés agendas internationaux et régionaux en Syrie. 

L’entrecroisement des agendas internationaux 

L'Iran considère la Syrie comme son pont stratégique pour construire un carré géostratégique, partant de Téhéran, passant par Bagdad et Damas, et atteignant le Liban. Il exploite la faiblesse du régime syrien pour étendre son influence dans la région. Il suffit de noter qu'il monopolise plus de 800 points militaires différents en Syrie pour comprendre l’ampleur de son contrôle du terrain syrien.

L'agenda des États-Unis d'Amérique et de leur allié israélien est centré sur la coupure de ce pont et la transformation de la Syrie en un pays opposé à l'agenda iranien, en contrôlant la zone de contact syrienne avec le Liban afin d'empêcher le flux d'armes iraniennes vers le Hezbollah et réduire l’un des derniers survivant du fameux Front du refus opposé formé dans les années quatre-vingt par l’OLP, l’Irak, la Libye, la Syrie, le Yémen et l’Algérie.

L'agenda de la Turquie est différent, car son souci est de contenir les Forces démocratiques syriennes (le parti kurde syrien, considéré comme une extension du Parti des travailleurs du Kurdistan) loin de ses frontières. Si hier elle cherchait à établir une zone tampon en Syrie, avec une limite de 40 à 50 kilomètres, elle cherche aujourd’hui à former des forces qui lui sont loyales à ses frontières en raison de la faiblesse du régime syrien et de ses alliés. 

L'agenda de la Russie dans la région est également différent : d'une part, elle soutient son allié stratégique (le régime syrien), et d'autre part, elle utilise son influence pour justifier sa présence en tant qu'acteur central influent au Moyen-Orient, et envisage la possibilité de négocier avec cette carte avec des puissances régionales (Turquie) ou internationales (Washington et l'OTAN).

L'Iran affirme que l'attaque de l'opposition syrienne, qui a torpillé l'accord d'Astana, ne peut s'expliquer que par un agenda américano-israélien qui veut exploiter le cessez-le-feu au Liban et l'usure subie par le Hezbollah pour créer une réalité sur le terrain qui coupe le Liban de son axe iranien, et c'est pourquoi son mouvement diplomatique s'est tourné vers la Russie et la Turquie.

La soudaineté, l'empressement et la puissance militaire de l'opposition syrienne, en particulier des groupes jihadistes, suggèrent un rôle turc majeur. La Turquie a le plus grand intérêt à ce que l'opposition syrienne réalise ces gains militaires, non pas parce qu'elle soutient l'agenda américano-israélien, mais parce qu'elle veut détenir une carte de pression qui la qualifie pour négocier avec les puissances internationales et régionales dans la région.

Les alliances et leurs paradoxes

Paradoxalement, Damas et Washington sont unis pour soutenir les Kurdes fidèles au Parti des travailleurs du Kurdistan en Turquie, le PKK, afin d'affaiblir la position turque, tandis que Washington et la Turquie sont unis, avec des objectifs différents, pour soutenir les groupes jihadistes afin d'affronter les milices iraniennes dans la région.

La Russie a une vision pragmatique de la question. La question du soutien à la légitimité d'Assad ne fait pas partie de ses constantes stratégiques, et elle peut donc être plus ouverte dans ses relations et ses négociations avec la Turquie, mais elle est à l'opposé de la stratégie américaine dans la région.

Il y a plusieurs mois, le président Tayyip Erdogan a appelé le président syrien Bachar al-Assad au dialogue, cherchant à s'entendre avec le régime syrien après avoir réglé son statut au sein de la Ligue arabe, mais ce dernier a rejeté l'invitation, et il ne fait aucun doute qu'aujourd'hui, la Turquie a choisi une autre voie pour le dialogue, en exerçant des pressions sur le terrain.

Beaucoup pensent que Washington et son allié Israël maitrisent la décision des groupes jihadistes qui mènent les affrontements, et que leur expérience de la communication avec ces organisations par l'intermédiaire de leurs dirigeants, qui changent rapidement d'allégeance, leur permet d'orienter ces organisations conformément à leur agenda contre l'Iran et le Hezbollah. Cependant, un tel rôle manque de terrain et de logistique, que possèdent à la fois l'Iran et la Turquie, ce qui rend probable que cette initiative soit prise à la demande de la Turquie, tandis que les États-Unis cherchent à les détourner loin des objectifs turcs.

L'Iran et la Russie multiplient les entretiens avec la Turquie, l'offensive militaire de l'opposition n'a pas cessé et semble se diriger agressivement vers le contrôle de toute la région de Hama, tandis que la Turquie appelle le régime syrien à s'ouvrir à l'opposition politique et à ouvrir le système politique pour qu'elle puisse s'y intégrer.

L'Iran a saisi le signal et a commencé à parler des erreurs du régime syrien, ce qui signifie qu'il est prêt à faire pression sur lui pour qu'il joue la carte de l'ouverture politique et cesse peut-être de s'opposer aux intérêts vitaux de la Turquie, mais il a maintenu sa ligne rouge en ce qui concerne les groupes terroristes. 

Ce qu’il faut toutefois retenir de cet enchevêtrement, c’est qu'Ankara gagnera beaucoup sur le plan diplomatique grâce aux gains militaires de l'opposition syrienne sur le terrain, mais il n'y a aucune garantie quant à l'orientation du gouvernail des groupes djihadistes. Toute la question est de savoir si Ankara réussira par l’utilisation des jihadistes à faire pression sur le régime syrien tout en réussissant à parvenir à des accords avec l'Iran et la Syrie avec un plafond plus élevé que ce que la Turquie a obtenu dans l'accord d'Astana, ou si, comme il faut le croire, Washington aura le dessus en usant des jihadistes à des fins loin des intérêts nationaux syriens et des ambitions turques.

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