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CYBERGUERRES ET CYBERCONFLITS - Par Mustapha SEHIMI

Le cyberespace ne fait pas l'objet d'une définition consensuelle. Désignant à la fois l'ensemble des réseaux informatiques interconnectés, il fait l'objet de représentations géopolitiques contradictoires : celle - issue de la littérature de science-fictionet de l'esprit des pionniers d'Internet - d'un territoire indépendant, libre, à préserver de l'ingérence des États ; et celle d'une terre d'opportunités à conquérir, d'un territoire à contrôler, d'un univers menaçant à maîtriser
La cyberguerre aura-t-elle lieu ? Cyberguerre, cyberterrorisme, Pearl Harbor numérique, cyber-Armageddon, cyber-guerre froide, cyber-champ de bataille ou encore « cool war » : les analogies vont bon train et annoncent les pires catastrophes.
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Mais qu'est-ce que la cyberguerre ? Et quels en sont les enjeux ? S'il faut manier le terme avec précaution, force est de constater que les outils informatiques font désormais partie intégrante de la plupart des conflits géopolitiques contemporains ; ils conduisent à l'émergence de nouvelles menaces, diffuses et imprévisibles. Les cyberattaques sont difficiles à anticiper, à détecter, à attribuer, à décourager et à… contrer ! Leur spécificité rend ainsi les paradigmes stratégiques classiques et les règles internationales obsolètes, c’est d’autant plus vrai que les États mènent dans le cyberespace des opérations qui flirtent parfois avec les limites de la déclaration de guerre. À l'ère du numérique, la course aux cyberarmes a bel et bien commencé ; ses conséquences sont incertaines ; et il semble nécessaire de repenser les cadres de la sécurité collective.
Brouillard sémantique
Les États-Unis auraient-ils ouvert la boîte de Pandore ? En 2012, le journaliste David Sanger, du New York Times, révélait les détails du programme Stuxnet, virus informatique très sophistiqué élaboré par les services américains, en collaboration avec les services israéliens, visant à perturber secrètement le programme nucléaire de l'Iran. Une sorte de troisième voie entre une diplomatie coercitive et une attaque armée. Ce sabotage d'un nouveau genre, hors du cadre des conflits armés, est souvent considéré par les experts comme le premier acte connu de cyberguerre. Pourquoi ? En raison de son attribution à un acteur étatique, de son niveau de sophistication et de la nature de son action. Les révélations d'Edward Snowden ont montré l'ampleur inégalée de l'arsenal américain, même si d'autres États sont connus pour mener des actions offensives via les réseaux, comme la Chine, Israël ou la Russie. Dans le conflit avec l'Ukraine, les services russes auraient utilisé leur bonne connaissance du réseau pour infiltrer les systèmes et récolter des informations stratégiques.
Il n'existe toutefois pas de consensus sur une définition de la cyberguerre. Elle fait l'objet en effet de nombreux débats parmi les universitaires et experts ; ils critiquent l’usage du terme et rappellent qu'une guerre doit comporter trois caractéristiques : elle doit être violente (usage de la force), potentiellement causer des morts et être instrumentalisée à des fins politiques. Or, la revue des principales cyberattaques connues arrive à cette conclusion : elles se résument toutes peu ou prou à des actes de sabotage, d'espionnage et de subversion.
Dans la même ligne, de nombreux experts se montrent réticents à user du préfixe cyber à profusion. Ils estiment qu’il peut masquer la réalité des enjeux en conférant un caractère virtuel à des menaces ou des actions qui sont bien réelles. Une attaque reste une attaque, un crime reste un crime, qu'il passe par les réseaux informatiques ou non. Enfin, les limites de la « guerre » dans le cyberespace restent à définir.
Le cyberespace lui-même ne fait pas l'objet d'une définition consensuelle. Désignant à la fois l'ensemble des réseaux informatiques interconnectés (Internet) et l'espace d'échange et de communication qu'il génère, il fait l'objet de représentations géopolitiques contradictoires : celle - issue de la littérature de science-fiction et de l'esprit des pionniers d'Internet - d'un territoire indépendant, libre de contraintes et de régulations, à préserver de l'ingérence des États ; et celle d'une terre d'opportunités à conquérir, d'un territoire à contrôler, d'un univers menaçant à maîtriser, dans lequel « planter son drapeau». Dans le registre militaire, cette seconde conception tend à faire du cyberespace le cinquième champ de bataille, aux côtés de la terre, de la mer, de l'air et de l'espace...
Malgré le flou qui les entoure, les termes de cyberguerre, cyberconflits, cyberarmes, cyberespace sont devenus incontournables. Ils prolifèrent dans la presse, les doctrines, les discours politiques. Ce qui nécessite de s'en saisir pour comprendre les représentations auxquelles ils renvoient et la fonction qu'ils jouent dans les conflits géopolitiques.
Enjeux géopolitiques des cybermenaces
Les États s'inquiètent surtout des défis posés à leurs pouvoirs régaliens, dans un contexte de très forte intrication des enjeux politiques, économiques et sécuritaires et de multiplicité des acteurs : hackers, groupes d'utilisateurs, criminels, géants économiques du secteur privé, dissidents, acteurs non étatiques et, plus encore, autres nations qui ont développé des cybercapacités. Par les réseaux informatiques, les protagonistes peuvent mener différents types d'actions : perturber les instruments de communication et d'information (dysfonctionnements, manipulation de l'information) ; saboter des installations, des armes ou des infrastructures critiques ; influer sur l'opinion (défacement de sites, propagande, dénigrement, déni de service); espionner (avantage stratégique); mobiliser à des fins politiques (subversion, coordination, levée de fonds...).
Les États craignent en particulier pour leur capacité à assurer la sécurité de la nation et la défense du territoire, notamment en cas d'attaque contre des infrastructures vitales qui pourraient causer des pertes civiles. Le faible coût et la forte accessibilité de la technologie renforcent le pouvoir de petits acteurs, faisant émerger l'idée d'une menace asymétrique diffuse de type terroriste. La plupart de ces menaces existaient bien avant l'émergence d'Internet. Mais la croissance des réseaux offre de nouveaux moyens d'action particulièrement puissants. Ils sont rapides et peu coûteux et ils permettent d'agir à une échelle sans précédent, avec des conséquences d'une ampleur parfois inédite.