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De quoi se fait l’après Bachar al-Assad en Syrie ? Par Bilal Talidi
Une statue brisée du président syrien Hafez al-Assad devant les bureaux du parti Baas à Damas, le 12 décembre 2024. (Photo LOUAI BESHARA / AFP)
Nombre d’observateurs pensent qu'après la chute de Bachar al-Assad et la réduction de l'influence iranienne en Syrie, l'avenir serait propice à un soutien international et arabe accru pour un nouvel État arabe, marquant ainsi le début de la fin du danger iranien pour la région arabe et le commencement de la récupération du système régional arabe, pour aboutir à un nouveau Moyen-Orient. Mais les événements qui ont précédé, accompagné et suivi cette situation montrent qu'il existe de nombreux défis qui compliquent le consensus sur les agendas internationaux et régionaux.
Sans doute, l'accord de Doha, ou ce qui est appelé Astana 2, et les réunions des ministres des Affaires étrangères arabes ont formulé une feuille de route pour organiser le pouvoir en Syrie et les principaux accords visaient à éviter un conflit régional. En réalité, ni la Turquie, ni l'Iran, ni la Russie ne sont les seuls pays concernés par l'avenir de la Syrie. Les pays arabes voisins de la Syrie, comme la Jordanie, l'Irak et l'Arabie Saoudite, ne sont pas non plus les seuls intéressés. Il y a également l'entité sioniste, qui cherche à anticiper la création de ce nouvel État en détruisant les infrastructures militaires de la Syrie et en éliminant les scientifiques spécialisés dans des domaines militaires sensibles. Parallèlement, Washington, bien qu'apparemment satisfaite de la chute d'un régime qui constituait l'allié stratégique du projet iranien dans la région, est secrètement préoccupée par la possibilité que l'on remplace un projet chiite expansionniste par un projet sunnite turc visant à restaurer sa gloire historique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Une course contre la montre
Dans les derniers jours, nous avons entendu un discours modéré de la direction de l'opposition syrienne concernant la gestion de la transition, la manière de traiter les civils et les factions régionales, des assurances envers les pays voisins (absence d'hostilité envers quiconque) et une orientation rapide vers le processus politique et un gouvernement de transition dont le terme et fixé pour le mois de mars.
Ce discours a certes été bien accueilli par les pays occidentaux et de nombreux pays arabes, mais en réalité, ces derniers sont moins intéressés par ce discours ou le comportement « policé » montré par l'opposition armée jusqu'à présent que par les doutes qui persistent sur les relations entre les États-Unis et la Turquie, et les tensions dans les relations entre la celle-ci et Israël.
En réalité, tous se passe comme si une course contre la montre a été engagée. Washington considère l'Iran comme le plus grand danger et espère que la révolution syrienne soit un simple point de départ, avec l'Irak comme deuxième étape avant d'entrer en confrontation directe avec l'Iran ou que des troubles internes en Iran contre la politique du guide suprême la dispensent d’une quelconque intervention directe. Mais elle commence à se rendre compte qu'elle perd la carte kurde, qui avait limité l'influence turque, (les Forces démocratiques syriennes), et que la véritable description de la situation en Syrie devient une révolution turque déguisée en opposition syrienne armée.
Israël, estimant de son côté ne pas devoir attendre de savoir si le nouvel État syrien sera un allié ou non, et si l'hostilité chiite sera remplacée par une hostilité sunnite, cette fois soutenue par la Turquie, est passé directement à l’occupation de la zone tampon du Golan syrien et a lancé une intense série de frappes aériennes pour anéantir les ressources militaires syriennes, sachant que par ailleurs il est en train d'occuper une partie importante de la ville de Quneitra.
Le monde arabe n'est pas uni, mais la plupart de ses pays, en particulier ceux qui ont des frontières avec la Syrie, semblent partagés entre un grand soulagement face à la chute d'un axe iranien important à leurs frontières, et un certain malaise face à la formation d'un axe turc. Néanmoins et en fin de compte, ces pays considèrent que l'influence turque, axé sur l’économique et politique, est moins nuisible que l'influence de l'Iran qui cherche à déstabiliser la région, à détruire les États et à créer des entités parallèles qui lui permettent d'imposer son agenda.
Washington et Ankara : à bas bruit
Il y a quelques jours, Washington a exprimé ses quatre conditions pour reconnaître le nouveau gouvernement syrien, a salué le rôle des Forces démocratiques syriennes dans la région, et n'a pas hésité à annoncer qu'elle continuerait de les soutenir. Washington a également annoncé une tournée de son secrétaire d'État, Antony Blinken, en Turquie et en Jordanie, et une autre visite du conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, en Égypte, en Israël et au Qatar.
Mais parallèlement à ces paroles rassurantes, des déclarations incompréhensibles ont été faites, suggérant qu’un scénario sombre en Syrie marqué par le conflit entre les composantes du spectre syrien se dessinait à l’horizon. Dans le même temps, le ministre des Affaires étrangères turc et le responsable de ses services de renseignement visitaient Damas pour des discussions avec le gouvernement syrien intérimaire.
Une première analyse de cette agitation diplomatique, dont le rôle de la Turquie en Afrique de l'Est et sa médiation pour une réconciliation historique entre la Somalie et l'Éthiopie, laisse supposer que Washington et Ankara se livrent. A un affrontement à bas bruit. Les Etats Unis semblent très contrariés par les manœuvres de la Turquie qui aurait choisi de profiter la transition politique en cours à Washington - fin du mandat de Joe Biden et investiture de Donald Trump - pour agir rapidement en vue d’imposer un changement de régime en Syrie qui lui est favorable et en tirer un maximum de gain pour devenir l’acteur majeur de la région et renouer avec les gloires passées de l’empire ottoman.
La seule carte dont Washington dispose aujourd'hui, en plus de la pression sur le gouvernement intérimaire par les quatre conditions à remplir pour obtenir la reconnaissance, est la carte kurde. Mais il semble qu'il soit trop tard, car les faits sur le terrain indiquent la fin du contrôle des Forces démocratiques syriennes sur presque tout le nord de la Syrie, y compris sur Deir ez-Zor, au moment même où l'opposition armée syrienne était occupée à libérer Damas du régime de Bachar al-Assad.
Les options de Washington aujourd'hui sont très limitées. Elle ne peut pas faire grand-chose en raison de son désir de voir l'Irak suivre le chemin de la Syrie et d'éliminer l'influence iranienne en Mésopotamie, pour ensuite isoler l'Iran dans la région arabe. Elle possède cependant une seule carte, celle des Kurdes, mais elle est dans sa position la plus faible. Ce qui oblige Washington à se tourner vers les frontières de la Turquie avec les pays arabes pour l'avertir du danger du terrorisme et du retour de l’organisation de l'État islamique, afin de justifier ainsi l'affaiblissement de la Turquie dans la région.`
Alors que les forces dirigées par les islamistes marchaient sur Damas, les groupes proturcs ont lancé leur propre offensive contre les FDS (Forces démocratiques syriennes), dominées par les Kurdes et soutenues par les États-Unis, que M. Blinken, de passage à Ankaran a qualifié jeudi à "d'essentielles" pour empêcher une résurgence de l'EI en Syrie. Les combats entre les deux forces ont suscité des inquiétudes au sujet des intérêts divergents des alliés de l'OTAN en Syrie.
Il est probable que ce jeu diplomatique se répercutera sur les étapes de l'organisation de la transition aux USA. Pour l’instant, Washington, par ses déclarations, cherche à raviver les sectarismes ethniques, la fibre des minorités et la question kurde, afin de les transformer en leviers pour obtenir les allégeances de certaines élites de l'opposition ou pour activer certains acteurs. Ce qui n’est pas sans contrarier la Turquie, qui est fortement gênée par les frappes israéliennes en Syrie et les déclarations américaines qui cherchent de son point de vue à saper le scénario de création d'un nouvel État en Syrie allié d’Ankara.