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Epitres soudanises – Par Hatim Bettioui
La nuit au Soudant ? des mers de chagrin / Sans fond, ni rivages / Rien sauf des cadavres de morts / Sauf une mer qui vomit une mer de chagrin
Qui d'entre nous ne se souvient pas du maréchal Abdel Rahman Siwar al-Dahab devenu, en avril 1985, le cinquième président du Soudan ?
Siwar al-Dahab a renversé le régime du président Mohamed Jaafar Nimeiry suite à une insurrection qui a secoué le pays, en coordination avec ses dirig2taueants issus des partis et des syndicats.
Le maréchal est entré dans l'histoire par la grande porte en étant le premier militaire à promettre de remettre le pouvoir aux civils et à tenir sa promesse, offrant au Soudan une nouvelle ère démocratique qui, malheureusement, n'a pas duré longtemps. En effet, le coup d'État du général Omar Hassan al-Bashir y a mis fin le 30 juin 1989.
À l'époque, j'ai écrit à mon ami, le poète et diplomate soudanais, décédé, Salah Ahmed Ibrahim, qui résidait à Paris. Je lui ai demandé la nature du coup d'État de Siwar al-Dahab et ses motivations, l’interrogeant sur une quelconque influence étrangère derrière.
Salah n'a pas tardé à répondre. Dans une longue lettre envoyée le 18 avril 1985, il a assuré ne pas penser que le coup d'État ait été conçu quelque part, ni aux USA ni en Egypte, "mais venait des hauts gradés de l'armée qui se sont rangés du côté du peuple, comme leur commandant l'a dit : pour épargner le sang et préserver l'unité du pays pour lequel nous avons combattu pendant trente ans".
Dans sa lettre, Salah a mis en garde contre les médias trompeurs qui aiment le présenter ainsi. Il a jouté que le meneur du coup d'État a bien déclaré : "La preuve que nous ne voulions pas le pouvoir est que nous n'y pensions pas... La décision a été prise à l'instant". Salah précise : "C'est la première fois que les hauts gradés de l'armée décident d'intervenir. Ils l'ont fait au début des années soixante-dix et ont montré à Nimeiry qu'ils n'étaient pas prêts à porter la responsabilité de la corruption de son gouvernement au nom des forces armées. Nimeiry a feint de se soumettre et de vouloir continuer le dialogue, mais dès qu'il les a quittés, il les a trahis".
Cette fois-ci, dit Salah, "l'intervention était dans l'intérêt du peuple. Je connais au moins l'un d'eux, quand Nimeiry nous a insultés - ma sœur, son mari, et toute notre famille - il a démissionné de l'armée parce que ce qui les affectait, l'affectait aussi. Le ministre de la Défense de l'époque n'avait pas dissimulé sa démission. C'est lui-même que ma sœur a appelé pour lui demander : si le peuple se soulève, l'armée le réprimera-t-elle ? Il a répondu : Absolument pas. C'est mon cousin, le général ingénieur Mohamed Tawfik Khalil. Un militaire, rien de plus. Il ne conspire pas et n'accepte pas d'être manipulé par l'Égypte ou l'Amérique, et je pense que c’est le cas de ses collègues - ou de la plupart d'entre eux. Mais même s'ils étaient tous complices, des fils de chiens et des vauriens, le peuple n'accepterait pas une nouvelle dictature, il est trop conscient pour permettre à quiconque de le dominer à nouveau".
J'ai rencontré Salah Ahmed Ibrahim au début des années quatre-vingt lors de sa participation à l'une des premières conférences culturelles d'Asilah, et nos liens d'amitié se sont renforcés par un échange régulier de lettres (j'en ai reçu plus de vingt de sa part) et nous avons eu des rencontres occasionnelles à Paris ou au Maroc. Je suivais également ses articles dans le magazine londonien "Al-Dustour".
Salah a été vice-représentant du Soudan aux Nations Unies avant d'être nommé ambassadeur de son pays en Algérie, mais il a démissionné de son poste en raison de son désaccord avec les politiques de Nimeiry. Il s'est ensuite rendu à Paris pour travailler comme conseiller à l'ambassade du Qatar, évitant de demander l'asile là-bas. Salah m'a parlé de sa sœur Fatima Ahmed Ibrahim et de son mari Al-Shafi Ahmed Al-Sheikh, qui a été exécuté par Nimeiry après l'échec du coup d'État du général Hashim Al-Atta. Al-Shafi était président de l'Union des travailleurs soudanais, vice-président de la Fédération mondiale des syndicats des travailleurs, et l'un des principaux dirigeants du Parti communiste soudanais.
Dans l'une de ses lettres, Salah m'a dit que sa sœur avait un fils unique nommé Ahmed "qui était enfant lorsque son père a été pendu, passant la majeure partie de sa vie à voir sa mère soit en prison, soit conduite à un poste de police, soit prononçant des discours contre la tyrannie".
J'ai rencontré Ahmed chez son oncle Salah un début d'été parisien. Il était gentil, amical et doux, parlait rarement sauf si on l'engageait dans la conversation. Une tristesse profonde se lisait sur son visage, résultat de son orphelinat précoce et de ses séparations répétées d'avec sa mère.
Salah a poursuivi en parlant de sa sœur Fatima : "C'est une femme courageuse et audacieuse, elle a été la première femme élue députée dans notre pays, sinon dans le monde arabe ou en Afrique, et elle est respectée de tous les milieux, de droite comme de gauche, car malgré son choix de l'extrême gauche, elle est une femme soudanaise comme se doit d'être la femme soudanaise, parlant au nom du Parti communiste mais gardant ses prières, se référant au Saint Coran, et elle fait cela par une profonde conviction et non par opportunisme politique, car la politique pour elle est la défense des opprimés, des démunis et du droit à une vie digne. Le Parti communiste chez nous au Soudan est un parti qui respecte les croyances et vous pouvez y trouver le haj, le religieux, le juge islamique, et dans le passé, il ouvrait ses réunions publiques par la récitation de versets du Saint Coran. Comme tu vois, un communisme soudanais".
L'insurrection d'avril 1985 et ses résultats ont insufflé la vie dans l'esprit de Salah, représentant un rayon d'espoir pour lui quant à la sortie du pays de l'impasse dans laquelle il se trouvait. Le 22 avril de la même année, il m'a envoyé une carte postale de l'aéroport Charles de Gaulle - Roissy à Paris, sur laquelle il a écrit : "En route pour le Soudan pour deux semaines pour voir de mes propres yeux et toucher de mes mains mon peuple. Il n'y a pas de nuit sans aube... Il n'y a pas de problème sans clé...". "Nos meilleurs jours sont ceux qui ne sont pas encore venus... (Nazim Hikmet)".
Après son arrivée à Khartoum, il m'a envoyé une autre carte sur laquelle il a écrit : "Du Soudan, je t'écris... enfin... le peuple dans la joie et la fierté… qelque chose d'étonnant et de rare … avec mon affection, Salah".
Avant cela, il m'avait envoyé une longue lettre datée du 17 avril, juste avant son voyage au Soudan, dans laquelle il disait : "Je suppose que tu as suivi ce qui se passe au Soudan. Me voici de retour après une privation de neuf ans ou plus... privé de mon droit à un passeport, avec des ordres stricts en ce sens. Ma famille a essayé de trouver une solution secrètement, mais l'un des corrompus a demandé un prix exorbitant. Je leur ai dit de ne pas s'en soucier, pas besoin de cela, je resterai en France, je ne la quitterai pas".
Salah a ajouté dans sa lettre : "Mon ancien passeport a expiré. Il ne reste pas une seule page. Voici que je vais revenir au Soudan, entrant sans papier, personne ne pourra dire que je ne reviendrai pas. Neuf ans pendant lesquels mon père est décédé. Ma famille m'a dit de ne pas venir pour les funérailles. D'autres sont morts, les paysages ont changé, mais pas notre loyauté. Pas pour celle qui est notre âme, la patrie". Et il a continué : "Et maintenant, les Soudanais chantent leur chanson préférée (Le matin est arrivé, ni la prison ni le geôlier ne restent), écrite par Mohamed Al-Faitouri".
Salah continue, débordant de joie et d'enthousiasme : "La joie est partagée par tous... le peuple désarmé l'a fait, le faux a pris fin. Je reviendrai dans quelques jours. Dans quelques jours, je serai là-bas. Comme j'aimerais vous voir dans ce pays. Nous nous assoirons ensemble sur les rives du Nil, comme vous tu m’avais invité à nager et à me détendre au bord de l'océan... Je te montrerai mon pays, et te ferais rencontrer ses gens simples et gentils, comme les Marocains".
Dans une partie d'une autre lettre, Salah continue d'exprimer à la fois sa joie et sa déception en disant : "Je suis heureux et j'espère que ce qui se passe est pour le mieux. Le Soudan est un pays riche de ses gens et de ses ressources, convoitées, et il est pauvre. Pourquoi ? Comment un pays peut-il mourir de faim alors qu'il a plus d'un million de chameaux, autant de vaches et autant de moutons, sans parler des animaux sauvages ? Comment un pays peut-il mourir de faim alors qu'à ce jour, seuls dix pour cent de ses terres arables ont été exploitées, sans parler des forêts".
Le 30 novembre 1983, dix ans avant sa mort (17 mai 1993), il m'a envoyé une lettre disant : "Au début de ma jeunesse – dont il ne me reste rien - j'ai fait une promesse à moi-même, et me voici lié à cette promesse... Si je me trouve en difficulté ou parfois sans abri ou patrie, ma consolation est que j'ai préféré ne pas rompre mon serment. Si je devais recommencer ma vie, je ne ferais que ce que j'ai fait. Mais cela coûte cher. Ce que je veux dire, c'est qu'un homme doit choisir son chemin dans la vie et son but, et une fois qu'il l'a choisi pour lui-même, il doit faire tout son possible pour être digne de ce qu'il a choisi... Tout a un prix".
Beaucoup de rêves ont niché dans l'âme de Salah Ahmed Ibrahim, le poète et diplomate au cœur sensible, mais ils se sont évaporés et sont partis, emportés par les vents, et la situation au Soudan est devenue pire qu'à l'époque de Nimeiry. Le pays s'est divisé en deux, nord et sud, puis les lames se sont brisées sur les lames après l'éclatement des combats entre les forces armées et les Forces de soutien rapide suite à des semaines de tensions liées aux plans de retour à un gouvernement civil démocratique.
Le Soudan est entré dans un océan de chaos et d'instabilité, et voilà qu'un an s'écoule depuis le début des combats, avec une conviction ferme chez les dirigeants des deux parties belligérantes qu'ils peuvent atteindre leurs objectifs en l'absence d'un cessez-le-feu et non par la négociation. Un an s'est écoulé depuis le début de la catastrophe de la guerre civile, et le pays récite des vers du recueil de notre poète "La forêt d'ébène", qui dit :
La nuit, des mers de chagrin / Oh sœur, la nuit, des mers de chagrin/ Sans fond, ni rivages / Rien sauf des cadavres de morts / Rien sauf des herbes, sauf du sel, / Sauf une mer qui vomit une mer de chagrin / Rien sauf des tempêtes furieuses / Sauf des requins/ Rien sauf des cris étouffés / Et l'écho de prières inachevées englouties par des tourbillons maudits.
D’après Annahr al-arabi, traduit par Quid.ma