L'Oregon, pionnier de la dépénalisation des drogues aux Etats-Unis, en plein doute

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Jae fume une feuille de fentanyl sur Park Avenue après la dépénalisation des drogues dans l’Oregon. Lorsque la police arrête un sans-abri fumant de la méthamphétamine dans la rue, il se contente de dresser une contravention et 'une amende de 100$. Depuis la dépénalisation des drogues dures dans l'Oregon, il n'y a pas d'arrestation, seulement une amende et un numéro de téléphone où on peut obtenir de l'aide. La vente et la production restent punissables. (Photo de Patrick T. Fallon / AFP)

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Au cœur de Portland, Eli Arnold arrête un sans-abri qui fume de la méthamphétamine. Mais au lieu de menottes, le policier dégaine son calepin: dans l'Etat américain de l'Oregon, consommer des drogues n'est plus passible d'emprisonnement, mais d'une amende de 100 dollars.

Depuis la dépénalisation entrée en vigueur il y a trois ans, l'agent distribue contraventions avec numéro de téléphone pour aiguiller les toxicomanes vers des soins.

"On te demandera si tu veux suivre un traitement", explique-t-il au SDF. S'il refuse, "il suffit d'appeler le numéro et la contravention disparaît".

Seul Etat à avoir dépénalisé l'usage de toutes les drogues, l'Oregon (ouest) fait polémique en Amérique.

Sa population très à gauche a approuvé par référendum la "mesure 110", appliquée depuis le 1er février 2021.

Cocaïne, héroïne, ecstasy, fentanyl... les consommateurs avec de petites quantités de drogue écopent d'une amende. Ventes et productions restent passibles de poursuites.

Inspirée du Portugal, cette loi traite les usagers comme des malades plutôt que des délinquants. Mais sa mise en oeuvre suscite de nombreux doutes.

Miné par les carences du système de santé américain et l'épidémie nationale de fentanyl -- un opioïde meurtrier 50 fois plus puissant que l'héroïne -- l'Oregon a recensé 956 overdoses mortelles en 2022, plus du triple qu'en 2019.

"C'est terrible" 

Amende en main, James Loe en témoigne.

A 39 ans, le sans-abri a perdu plusieurs connaissances à cause du fentanyl et sauvé une cinquantaine de victimes d'overdoses en leur injectant de la naloxone, un spray nasal.

"C'est terrible", confie à l'AFP cet ex-joueur de basket universitaire, accro aux opioïdes depuis la prescription d'un puissant anti-douleur pour une blessure au dos qui a brisé ses rêves de carrière professionnelle.

Sa soif de substances toujours plus fortes l'a mené à la rue.

"J'ai juste besoin de me ressaisir et de changer", souffle-t-il, en promettant d'appeler le numéro d'assistance.

Face au SDF, Eli Arnold fait la moue. Il l'a récemment arrêté pour vol dans un supermarché.

"Le problème maintenant, c'est de savoir si James va faire quelque chose", soupire le policier. "Statistiquement, il y a peu de chances."

Le numéro vert reçoit seulement une dizaine d'appels par mois en moyenne, selon un récent audit qui pointe le faible nombre d'amendes délivrées par la police.

En colère, de nombreux habitants de Portland dénoncent un "échec". Beaucoup sont excédés par les rangées de tentes sur certains trottoirs et la fumée âcre du fentanyl qui embaume leurs parcs.

Dès 9h00 du matin, des ambulanciers s'affairent autour d'une victime d'overdose.

"Je ne pense pas que les gens avaient réalisé que ces groupes commenceraient à se droguer sans honte, qu'ils se mettraient à fumer du fentanyl devant une école maternelle", résume M. Arnold.

Rétropédalage 

L'Etat démocrate envisage de rétropédaler, avec un projet de loi qui reconsidérerait la possession de drogues "dures" - hors cannabis et champignons hallucinogènes - comme un délit, passible d'une sanction de 1.250 dollars ou jusqu'à 30 jours d'emprisonnement.

Mais pour les professionnels de santé, la mesure 110 n'a pas eu les moyens de tenir ses promesses.

"Ils ont mis la charrue avant les bœufs", regrette Solara Salazar, directrice du Cielo Treatment Center. Elle reçoit des centaines de demandes pour des cures de désintoxication, sans avoir de lits à proposer. "On a dépénalisé, mais on n'a pas construit les services dont les gens avaient besoin."

L'Oregon fait partie des pires Etats pour la prise en charge des addictions. La loi devait renforcer son système de soins déficient grâce aux taxes sur les ventes de cannabis, mais la pandémie a paralysé l'administration et ses financements.

Plus de 260 millions de dollars ont désormais été dépensés, mais le manque de structures reste criant.

Au fond, l'Oregon ne fait ni mieux, ni moins bien que le reste du pays. L'augmentation des overdoses mortelles y est comparable à celle de 13 autres Etats américains qui présentaient des taux de surdoses similaires avant la pandémie, selon une étude.

Changement de culture 

La dépénalisation épargne un casier judiciaire nuisible pour retrouver un travail aux toxicomanes qui s'en sortent, mais les véritables incitations à se soigner restent rares.

L'Oregon espère rectifier le tir: à Portland, la police patrouille avec des travailleurs sociaux, et la réforme voulue par les démocrates requiert que les agents redirigent les victimes vers un professionnel.

Un changement de culture réclamé par certains usagers, comme Jae (prénom modifié).

Victime d'une fausse couche, l'adolescente de 19 ans a conscience "d'anesthésier" ses "traumatismes émotionnels", en alternant méthamphétamine et fentanyl.

Mais elle n'a jamais reçu d'amende et lors de sa dernière arrestation, un policier l'a sermonnée en criant.

"En quoi ça va me donner envie de demander de l'aide ? (...) Ca me donne juste envie de me cacher et de consommer", lâche-t-elle. "Un toxico, ça a vraiment besoin de soutien." (AFP)

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