Le crépuscule des ORMVA - Par Mustapha JMAHRI

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Paul Pascon, au temps de la pluridisciplinarité et de l’approche sociologique du monde rural

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Créé en 1962, l’Office National des Irrigations (ONI), établissement public doté de la personnalité morale et de l’autonomie financière, centralisait, sous l’autorité d’un organisme unique, tous les services intervenant en amont et en aval des périmètres irrigués. Cet Office disposait d’énormes possibilités matérielles et humaines reparties entre son siège à Rabat et les principaux périmètres irrigués : Gharb, Tadla, Doukkala, Moulouya et Haouz. En 1966, l’Office de mise en valeur agricole qui avait succédé brièvement à l’ONI en mai 1965, fut scindé en offices régionaux agricoles dans les grands périmètres d’irrigation. 

Les ORMVA (Offices régionaux de mise en valeur agricole) comme les DPA (Direction provinciales d’agriculture) constituent les structures d’encadrement des agriculteurs. Les premiers interviennent dans les zones irriguées et les seconds dans les zones bour (agriculture pluviale). Au temps du Protectorat, il y eut d'autres structures dites Secteurs de modernisation du paysannat (SMP) lancés par Jacques Berque et Julien Couleau en 1944. Ce dernier était agronome, le premier sociologue.

Les ORMVA avaient acquis une grande importance avec les investissements de la Banque mondiale et des autres partenaires financiers (FAO, BAD, JBIC, etc..). Ces établissements disposaient de cadres aux profils divers qui s’occupaient de la gestion quotidienne mais dont certains pouvaient aussi mener des recherches de terrain ou des études approfondies sur des sujets entrants dans le cadre de leurs prérogatives. C’était le temps de la pluridisciplinarité préconisée par d’anciens responsables tel le sociologue Paul Pascon secondé par Mohammed Chraïbi à la tête de l’Office du Haouz ainsi que par d’autres directeurs des années 1970. L’anthropologue Abdellah Hammoudi menait ses recherches, quant à lui, à l’Office de Ouarzazate. Paul Pascon et son groupe avaient insisté sur l’intégration des sciences humaines dans le domaine de la mise en valeur agricole et sur la nécessité d’une connaissance sociologique préalable du milieu avant toute action. Pascon a même réalisé sa thèse de doctorat sur le Haouz, aujourd’hui encore une référence importante sur les études rurales. La bibliothèque marocaine garde plusieurs études régionales sur plusieurs régions du Maroc produites par lesdits établissements. Ces études furent menées par des équipes marocaines et étrangères composées d’ingénieurs, de juristes, de sociologues et d’économistes. D’où leur pertinence. 

Cependant, petit à petit, l’option pluridisciplinaire fut abandonnée pour une vision plus techniciste, ne privilégiant plus que la technique et abandonnant le recours aux autres savoirs. Ce qui a conduit a plus de centralisme, à des processus de quantification au détriment des considérations qualitatives et à la baisse des interventions étatiques dans le secteur. Cette situation combinée aux aléas naturels actuels et à la sècheresse qui sévit fortement ont laissé ces établissements dans un état amoindri.

À la fin des années 1990, les thèses du désengagement total prévalaient et c’est ainsi que les programmes d’investissements furent pratiquement arrêtés. L’État, après quarante ans d’interventionnisme, s’orienta vers la gestion participative en irrigation (GPI). Cette gestion (entamée, en fait, dans les années 1970) visait l’instauration de rapports de partenariat entre l’ORMVA et l’Association d’usagers de l’eau agricole (AUEA). Mais cette GPI n’a pas donné les résultats escomptés à quelques exceptions (voir la communication de Mohamed El Alaoui « De l’ORMVA à l’AUEA : Problématique du passage à une gestion participative en irrigation (GPI) au Maroc », 1999).

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Dans cette évolution, il faudrait peut-être prendre en compte l’hégémonie néolibérale ; en disqualifiant les interventions publiques et en promouvant non seulement les acteurs privés mais aussi le marché. L’option néolibérale n’a pas seulement permis un désengagement de tels Offices, elle a aussi réorienté leurs fonctions au détriment d’une réflexion plus sociologique et d’une préoccupation plus environnementale.

Malgré les contraintes, la plupart des ORMVA ont pu réaliser quelques projets avec une certaine efficacité. Cela fut possible grâce à la souplesse de leur structure et à la compétence de leurs personnels. En effet, au départ, ces Offices étaient structurés en quatre ou cinq services. Mais après une trentaine d’années l’esprit techniciste l’emporta lorsqu’ils connurent successivement une organisation de plus en plus pléthorique qui mit à mal leur efficacité au moment même où leurs attributions diminuaient. En 1993, un organigramme lourd et coûteux (appliqué dans plusieurs Offices) avait enfanté une cinquantaine d’entités : départements, services, bureaux, subdivisions et centres agricoles. Derrière ces aménagements successifs, la tendance bureaucratique prévalait et permettait surtout, à un plus grand nombre d’agents de bénéficier de différentes indemnités. Le sociologue Abdellah Herzenni (in : Les ORMVA, les AUEA et la gestion participative de l’irrigation (Rabat, janvier 2000) a souligné l’alourdissement de la hiérarchie par un niveau supplémentaire.

L’option techniciste a été critiquée dans les années 1990 par l’ancien président du bureau de l’association des administrateurs des ORMVA et par un ou deux articles dans la presse de l’époque. La mise en cause de cette option fut également évoquée dans les travaux de mémoire d’étudiants de l’École Nationale d’Agriculture de Meknès (ENA) et de l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II de Rabat ainsi que par des chercheurs des deux établissements comme cela m’a été signalé par Mohamed Mahdi, ancien professeur de sociologie rurale à l’ENA de Meknès dans un courriel en date du 29 novembre 2024.

Ladite option s’est notamment traduite au niveau de la gestion interne. Dans plusieurs Offices des postes de responsabilité à caractère purement administratif furent confiés à des agronomes. Dans un autre Office, le bureau du personnel fut confié à un littéraire alors que des juristes existaient. Dans un troisième Office, le centre de documentation confié à un documentaliste confirmé fut tout simplement récupéré au profit d’un responsable qui y a fait son bureau, et les archives furent envoyées dans une annexe éloignée et donc difficile d’accès.

Ce désintérêt, conscient ou non, pour les archives et le mauvais état de l’archivage des documents fut signalé dans certains rapports comme l’a noté M’hamed Belghiti dans une étude nationale réalisée en juillet 2011 sous le titre : L’efficience d’utilisation de l’eau et approche économique.

L’autre conséquence de cette tendance bureaucratique, fut que la plupart des agronomes, au lieu de privilégier le travail du terrain auprès de l’agriculteur, furent accaparés par de petites tâches administratives et informatiques au niveau du siège de l’Office. 

C’est après l’opération du départ volontaire à la retraite lancée en 2006, que l’on pût constater les limites de la conception bureaucratique. La conjoncture financière avait, elle-même, poussé à l’émiettement du personnel restant et avait mis à nu une organisation administrative obèse. D’autant plus que globalement, les meilleures compétences de terrain sont parties à la retraite pour alimenter par la suite le secteur du consulting privé. Les restrictions budgétaires en termes de moyens humains réduisirent considérablement l’effectif du personnel, par exemple, un service qui avait disposé auparavant d’une trentaine d’agents ne fonctionnait plus qu’avec deux ou trois personnes. Une contraction d’autant plus sensible que certaines entités faisaient double emploi ou n’étaient que des coquilles vides. 

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Au niveau local, les ORMVA interviennent par le biais de Centres de mise en valeur, dénommés parfois Centres de développement agricole (CDA). De nos jours ces antennes locales d'intervention, jadis composée d'une douzaine d'agents d'encadrement en moyenne, sont presque désertés à cause notamment de la réduction drastique du personnel, du transfert de certaines prérogatives vers d’autres établissements et des restrictions d’irrigation voire de suspension dans certains périmètres du fait des conditions hydriques défavorables.

Entre-temps il y a eu la création de trois structures opérant dans l’agriculture : l’Agence pour le Développement Agricole (ADA) en 2009, l’Office National de Sécurité Sanitaire des Produits Alimentaires (ONSSA) en 2009, et l’Office National du Conseil Agricole (ONCA) en 2013, ce qui entraîna le transfert de certaines tâches des Offices vers ces organismes ainsi que certaines catégories de leurs agents. Une raison supplémentaire pour réduire le personnel de ces Offices.

Au regard de cette trajectoire, on peut remarquer que la tendance actuelle est la réduction du rôle des ORMVA à celui de « vendeurs d’eau » c’est-à-dire de gestion de l’irrigation. Cette fonction elle-même est en péril constant car le stress hydrique fait que les barrages manquent d’eau. L’implication des Offices auprès des agriculteurs, dont la situation sociale est devenue plus précaire, s’est beaucoup réduite et leur mission initiale ne semble plus à l’ordre du jour comme par le passé. Peut-être n’existeront-ils plus dans quelques années quand les derniers agents partiront à la retraite et ne seront pas remplacés ? Mais, il est regrettable, à mon avis, de constater aujourd’hui que les anciens dirigeants de ces établissements agricoles n’ont pas, à ma connaissance, laissé d’ouvrages relatant leurs expériences au sein de ces Offices. Cela ni sous forme de rapports techniques, études, récits ou de témoignages, ne serait-ce que pour l’Histoire. Un vide flagrant pour notre capital environnemental !

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