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L’IA au Maroc et en Afrique : le plus de cette technologie est qu’elle peut prendre en charge le travail intellectuel et même artistique
Amal El Fallah Seghrouchni, présidente exécutive du Centre international d’intelligence artificielle du Maroc (Ai Movement), créé en mars 2021 par l’Université Mohammed VI polytechnique (UM6P), pour ambition être un hub régional de l’IA sur le continent africain
Propos recueillis par Meriem RKIOUAK (MAP)
Présidente exécutive du Centre international d’intelligence artificielle du Maroc, "Ai movement" relevant de l’UM6P et experte mondialement reconnue de l’IA, Amal El Fallah Seghrouchni explore dans cet entretien accordé à la MAP les perspectives de développement de cette technologie du futur au Maroc, appelé à devenir un hub africain en la matière.
Quelles sont les missions assignées au Centre international d’intelligence artificielle du Maroc ?
- Le Centre international d’intelligence artificielle du Maroc (Ai Movement) est un centre de recherche et développement créé en mars 2021 par l’Université Mohammed VI polytechnique (UM6P), avec pour ambition d’être un hub régional de l’IA sur le continent africain. Dans cette lignée, il a été désigné centre de catégorie II de l’UNESCO, en novembre 2023. Concrètement, cela veut dire que Ai Movement a été reconnu centre d’excellence dans le domaine de l’IA et des sciences de données au niveau du continent africain.
Fort de cette consécration, le Centre organisera, du 3 au 5 juin à Rabat, le premier sommet africain consacré à l’intelligence artificielle sous le thème "L’intelligence artificielle comme levier de développement en Afrique".
Les représentants de plus de 30 pays, dont une quinzaine de pays africains, seront réunis à cette occasion dans la finalité de poser les jalons d’une stratégie africaine dédiée à l’IA.
Justement, quelle est votre vision pour le développement de l’IA à l’échelle du Royaume et du continent africain ?
- Le développement de l’IA passe nécessairement par la mise en place d’un écosystème approprié. Celui-ci s’articule autour de sept piliers.
Il s’agit d’abord de la formation. Pour contribuer à combler le manque de talents dans le domaine de l’IA, nous organisons des formations pour les jeunes, à commencer par la tranche d’âge 8-14 ans, ainsi que pour les cadres des entreprises à travers un Master exécutif "IA et gouvernance".
Le deuxième pilier de cette stratégie de développement de l’IA concerne la Recherche & développement. Il s’agit d’une dimension fondamentale, d’autant plus que le Centre est appelé à jouer un rôle de locomotive en la matière pour toute l’Afrique. En effet, c’est la R&D qui nous permettra de mettre au point des solutions technologiques ancrées dans la réalité du continent.
Le troisième pilier, c’est l’innovation. L’objectif consiste à faire de l’IA un vecteur d’épanouissement de cette jeunesse africaine si dynamique et si créative à travers la création d’entreprises et la mise en place de projets innovants. Nous avons aussi mis en place un programme dédié aux femmes africaines et nous recevons à ce titre cette année 80 femmes de 25 pays qu’on va aider à monter leurs projets d’IA et à intégrer le marché de l’innovation.
Quatrièmement, nous œuvrons pour le transfert de cette technologie disruptive vers la société à travers la mise en place de programmes d’acculturation mais aussi au sein des entreprises, par la création de laboratoires destinés à la formation des cadres et à la réalisation de projets nécessitant de la R&D en IA.
Le cinquième pilier porte sur les études stratégiques. Actuellement, l’IA est débattue dans les plus grandes organisations internationales. Il nous faut une vision stratégique pour faire fructifier ce débat. C’est dans cette optique que nous avons élaboré, en coopération avec l’Institut Royal des Etudes Stratégiques (IRES), un rapport contenant des recommandations pour le développement de l’IA. Des études sur la gouvernance de l’IA nous permettront de participer au niveau global et de faire entendre la voix de l’Afrique sur ce sujet crucial.
Les études de terrain forment le sixième pilier de cette stratégie. Elles nous permettent de mieux comprendre le contexte africain et d’apporter des solutions Made in Africa aux problématiques africaines.
Le septième et dernier pilier est relatif à la coopération nationale et internationale. Nous en développons beaucoup en tirant bénéfice du vaste réseau de partenariats dont dispose l’UM6P (plus de 80 universités partenaires).
Vous avez évoqué l’importance de favoriser le transfert de l’IA vers la société. A ce niveau, comment amener les plus réticents, notamment parmi les seniors, à adopter cette technologie révolutionnaire ?
- L’IA est une technologie disruptive, c’est-à-dire qu’elle change notre manière de nous comporter avec la technologie. Elle est déjà très présente dans notre vie de tous les jours. On l’utilise dans nos téléphones portables, pour transformer un audio en texte, dans ChatGPT, etc. La population est largement prête à intégrer les technologies de l’IA, parce qu’elle en utilise déjà plusieurs. Par acculturation, j’entends surtout la capacité des gens à comprendre l’outil technologique qu’ils manipulent et les risques auxquels ils sont confrontés (arnaque, deep fake, manipulation cognitive…). C’est pourquoi j’estime important de mettre en place un programme national d’acculturation pour sensibiliser la population à l’IA, ses apports et les risques qui lui sont liés. Il n’existe pas de mauvaise technologie, mais plutôt de mauvais usages et c’est pour cela que la gouvernance de l’IA est importante.
Je dis toujours "il faut protéger l’IA de l’Humain pour protéger l’Humain de l’IA".
En parlant des risques, l’intelligence artificielle condamnera-t-elle à la disparition un certain nombre de métiers, notamment ceux à vocation plus ou moins technique ?
-Comme pour la révolution industrielle, l’IA va remplacer beaucoup de travailleurs à la chaîne. Ce que cette technologie a de plus par rapport à tout ce qui a existé jusqu’ici, c’est qu’elle peut prendre en charge le travail intellectuel et même artistique. En utilisant l’IA générative, je peux générer en quelques minutes un tableau d’art ou une composition musicale en bonne et due forme. Il s’agit d’un point d’inflexion dans la mesure où on est passé de l’automatisation à l’autonomisation, avec l’apparition de systèmes autonomes qui repoussent les limites du possible. Mais finalement, comme le dit Lavoisier, "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme". Selon une étude internationale, contre quelque 85 millions de postes d’emploi qui disparaissent avec l’IA, 97 millions de nouveaux emplois verront le jour à Horizon 2030. D’où l’impérieuse nécessité de former les nouvelles générations aux métiers de demain et d’intégrer les évolutions technologiques liées à l’IA dans les curricula des écoles et des universités pour pouvoir accompagner les mutations accélérées dans le monde du travail. La formation tout au long de la vie sera également très importante dans le futur puisqu’elle permettra d’armer les travailleurs de demain face aux mutations à venir.
C’est dans ce cadre de réflexion, que le centre marocain d’intelligence artificielle affilié à l’UM6P, Ai Movement, ambitionne, en partenariat avec l’UNESCO, de fédérer les acteurs africains autour d’une stratégie IA souveraine et adaptée aux défis du continent et de ses habitants. Un forum de Haut Niveau se tiendra à l’UM6P Rabat du 3 au 5 Juin 2024.