Rencontre au Conseil supérieur des Oulémas : Un message et un timing – Par Bilal Talidi

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Ahmed Toufiq, ministre des Habous et des Affaires islamiques (photo)// - C'est bien la première fois qu'un si grand nombre de responsables, issus de divers secteurs sécuritaires, judiciaires, juridiques et gouvernementaux, ainsi que de responsables d'institutions constitutionnelles concernées par la transparence, la gouvernance et les droits de l'homme, se réunissent.

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Parce qu’inédite, la ‘’rencontre de communication’’ organisée par le conseil supérieur des oulémas ne pouvait que susciter l’intérêt et la curiosité des observateurs. La qualité de ceux qui se sont exprimés devant le conseil - responsables politiques, hauts fonctionnaires de l’Etat dans des secteurs aussi sensibles que la justice et la sécurité, ainsi que des responsables d’institutions constitutionnelles, ouvre la voie à plusieurs lectures qui peuvent à la fois éventuellement s’opposer et potentiellement converger.  Dans cette lecture de Bilal Talidi, la première d’un débat qui ne fait que commencer, c’est surtout la place que doit occuper le conseil au sein de la société et le rôle que doit jouer la religion dans l’encadrement de celle-ci et de ses comportements qui retiennent son attention. 

La rencontre de communication lancée par le Conseil supérieur des Oulémas avec les responsables et experts pour renforcer le plan de « rectification de la transmission » (خطة ))"تسديد التبليغ، ouvre plusieurs perspectives d'interprétation. Il ne s'agit pas seulement du rôle de la religion dans l'espace public ou de l'impact du facteur moral et religieux sur les politiques publiques, mais aussi du rôle du Conseil supérieur des Oulémas au sein de l’architecture institutionnelle de l'État et de son influence sur une partie importante des législations en lien direct avec le système de l’Imamat des croyants.  

C'est bien la première fois qu'un si grand nombre de responsables, issus de divers secteurs sécuritaires, judiciaires, juridiques et gouvernementaux, ainsi que de responsables d'institutions constitutionnelles concernées par la transparence, la gouvernance et les droits de l'homme, se réunissent. En général, les rencontres et sessions du Conseil supérieur des Oulémas étaient limitées aux acteurs religieux et, dans les meilleurs des cas, à certains intervenants ayant une relation notable avec le domaine religieux.  

Aujourd'hui, lors de cette rencontre de communication, qui semble avoir été choisie à un moment opportun pour transmettre un certain message, le représentant de la Direction générale de la sûreté nationale, porte-parole du pôle DGSN/DGST, Boubker Sabik, a tenu des propos notables sur le rôle de la religion dans la réduction du taux de criminalité, citant comme exemple la diminution des crimes pendant le mois de Ramadan. Le président délégué du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, Mohamed Abdennabaoui, a, quant à lui, souligné que l'absence de religion dans le comportement de la société complexifie les problèmes juridiques et impose des responsabilités lourdes au système judiciaire, en particulier aux juges. Il a expliqué que des conflits qui auraient pu être résolus dans le cadre sociétal en tenant compte des motivations religieuses et morales prennent une tournure légale, voire pénale. Ainsi, un simple conflit entre enfants dans une ruelle peut se transformer en litige judiciaire complexe pouvant conduire à l'incarcération des parents.  

La première présidente de la Cour des comptes, Zineb Adaoui, a également déploré les effets de l'absence du facteur religieux, évoquant des phénomènes choquants liés à la tentation de s'approprier des fonds publics, jusqu'aux formes les plus insignifiantes de corruption (comme le vol de simples fournitures de bureau).  

Il ne s'agit pas ici de détailler tout ce qu'ont dit les responsables, y compris les propos du ministre du Budget, M. Fouzi Lekjaa, sur le rôle du facteur religieux dans la lutte contre la fraude fiscale et la manipulation des services publics, ou encore ceux du ministre de l'Équipement, M. Nizar Baraka, sur la même tonalité dans la promotion d’une culture de rationalisation de l'utilisation de l'eau dans un contexte de crise hydrique due aux années de sécheresse. Ce qui ressort de toutes ces déclarations, c'est que la religion joue un rôle fondamental dans la formation de l’individu, ce qui permet ensuite de donner un sens réel aux politiques publiques. En effet, sans un individu moral, les politiques publiques risquent de produire des effets contraires à leurs objectifs.  

Il ne s’agit pas ici d’aborder ce que certains qualifient d’invocation de la « conscience du théologien » dans les politiques publiques, car il s'agit là d’un débat lié au projet de société : quel citoyen doit-on former pour sa mise en œuvre ? Avec quelle culture et quelle identité ? Et quelle place accorder à la religion dans tout cela ? Ce qui nous importe ici, ce sont trois aspects précis :

  1. Les raisons de cette sortie médiatique du Conseil supérieur des Oulémas,  
  2. Son timing,  
  3. Son message.  

Concernant les raisons, toute personne ayant un minimum de connaissance de la dynamique politique du pays comprendra aisément la réponse. Après la forte réaction suscitée par les déclarations du ministre de la Justice, M. Abdellatif Ouahbi, sur les orientations de la commission de révision du Code de la famille, et après l’intense campagne menée par plusieurs acteurs du camp conservateur, beaucoup attendaient l’avis du Conseil supérieur des Oulémas : ces déclarations reflétaient-elles réellement l’interprétation du ministre ou bien en avaient-elles déformé le sens ?  

Or, le Conseil supérieur des Oulémas appartient à l’institution de l’Imamat des croyants, ce qui implique un niveau élevé de responsabilité et de retenue dans l’exercice de ses fonctions. En gardant le silence et en ne réagissant pas, il a envoyé un message clair : son travail est encadré par la Constitution, il opère sous l’autorité de l’Imamat des croyants et il s’exprime uniquement dans les cadres établis, refusant ainsi toute surenchère ou positionnement en dehors des cadres institutionnels. Cependant, pour couper court aux interprétations suggérant que cette institution serait « morte », « silencieuse » ou manipulée par des courants modernistes, le Conseil supérieur des Oulémas a choisi de prendre la parole.  

Mais il ne s’est pas exprimé uniquement sur un point spécifique lié au Code de la famille ou aux déclarations de M. Abdellatif Ouahbi. Il a abordé une question globale qui englobe toutes les politiques publiques et l’ensemble des institutions de l’État. En réunissant des responsables de la sécurité, de la justice et du gouvernement lors de cette rencontre de communication, il a voulu redéfinir son image et affirmer qu’il n’est pas une institution marginale simplement utilisée pour légitimer des politiques publiques déjà décidées, comme le prétendent certains médias. Au contraire, il s’est imposé comme un acteur central vers lequel se tournent les hauts responsables du pays pour affirmer collectivement qu’une stratégie de « rectification de la transmission » est nécessaire, car les politiques et mesures gouvernementales n’ont de sens que si elles s’appuient sur un effort religieux et doctrinal solide pour former un citoyen moral. Un objectif que les politiques publiques, y compris celles du ministère de l'Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur, de la Culture et de la Communication, n’ont pas réussi à atteindre.  

Quant au timing, il ne fait aucun doute : cette sortie est intervenue après l’apaisement de la polémique autour des déclarations deAbdellatif Ouahbi, afin de confirmer la présence, la pertinence et le rôle du Conseil supérieur des Oulémas.  

Le message le plus significatif de cette rencontre réside toutefois dans l’absence d’invitation adressée à Abdellatif Ouahbi lui-même. Il est pourtant le responsable d’un secteur traversé par de nombreuses affaires sociétales où les conflits et litiges sont omniprésents et où le rôle de la religion est manifeste. Pourtant, il a été écarté à un moment précis, choisi par le Conseil supérieur des Oulémas.  

Abdellatif Ouahbi était absent au moment où tous les membres de la commission de révision du Code de la famille étaient présents, y compris le président délégué du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, Mohamed Abdennabaoui, la présidente du Conseil national des droits de l’homme, Amina Bouayach, et l'ancienne ministre de la Famille et de la Solidarité, Latifa Hiyar.

Concernant le message et son contenu, il serait erroné de penser que c'est le Conseil supérieur des Oulémas qui a orchestré un quelconque message, choisi son timing et sélectionné les responsables à travers lesquels il souhaitait le transmettre. La vérité est plutôt que c'est l'État lui-même qui a choisi ce moment, décidé de redonner de la valeur à ses institutions religieuses et déterminé d’adresser son message à ceux qui contestent sa légitimité religieuse, y compris parmi ceux qui partagent son orientation moderniste mais cherchent à exploiter cette convergence pour tenter une percée dans la structure de l'État en vue de rompre avec sa légitimité religieuse.

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