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Thèses alternatives à l’approche marocaine du conflit du Sahara, les pièges des vues de l’esprit - Par Bilal Talidi

Le propre des vues de l’esprit et de se présenter sous des dehors construit et cohérents, elles n’en restent pas moins de vues de l’esprit
Depuis des décennies, le Maroc est la cible de critiques concernant sa gestion du dossier du Sahara. Mais au-delà du reproche adressé à l’État, les propositions alternatives censées offrir des solutions présumées crédibles révèlent souvent des lacunes, des maladresses, voire une méconnaissance profonde des enjeux régionaux et des stratégies adverses. Entre élans idéalistes, approximations juridiques et naïveté politique et ces discours peinent à saisir la réalité du conflit, Bilal Talidi démonte les pièges et leurs mécanismes.
Une critique récurrente mais des alternatives peu solides
Depuis plus de quatre décennies, un discours critique sévère envers le monopole de l’État sur le dossier du Sahara s’est imposé, porté par des élites politiques, intellectuelles et médiatiques. Mais si l’on épluche ce discours critique, on constate que les thèses alternatives qui ont été avancées — et le sont encore — ont souvent manqué de rigueur et de professionnalisme, à quelques exceptions près, lorsqu’il s’agissait d’avis justifiés par une mauvaise communication entre les élites au pouvoir et les élites politiques.
Ainsi, si la position du leader ittihadi Abderrahim Bouabid — qui lui valut la prison pour avoir refusé que l’État accepte l’idée du référendum — peut s’expliquer par une mécompréhension de la stratégie du régime, qui cherchait à "tuer" l’option de l’adversaire en la rendant inapplicable, les critiques qui ont suivi se sont révélées souvent impréparées, précipitées, et limitées dans leur vision.
La thèse des défenseurs des droits humains est probablement la plus amateur. Ces derniers ont longtemps reproché au Maroc de disperser ses armes défensives et offensives, en ne s’alignant pas avec ses adversaires sur l’idée que le Sahara, selon le droit international, est une zone non autonome. Selon eux, le Maroc devrait exploiter l’arsenal juridique concernant ce type de territoires, en publiant chaque année un rapport prouvant qu’il investit dans le développement de ces "zones" bien au-delà des ressources qu’il en tire. Ce faisant, il barrerait la route à toute accusation d’exploitation illégitime des richesses locales.
Droit devient ou piège politique
Cependant, ceux qui croient que ce positionnement juridique pourrait aider le Maroc à réfuter les arguments de ses adversaires négligent le fait que la dimension politique du dossier est bien plus puissante que sa dimension juridique ou liée aux droits humains. Accepter le cadre juridique de "territoire non autonome", c’est jouer selon les règles de l’adversaire et, par conséquent, accepter les implications qui en découlent. D’un point de vue politique, cela reviendrait à reconnaître que le Sahara est une zone intermédiaire, ni pleinement "marocaine", ni dotée d’une "autonomie", et impliquerait que la souveraineté marocaine sur cette région est juridiquement contestable.
La thèse des politiciens, fondée sur l’idée que la démocratisation permettrait de résoudre le conflit (en mettant fin notamment à la domination des notables sur la région du Sahara), a connu un certain essor après les événements de Gdim Izik. Elle s’est consolidée avec le mouvement du 20 février et l’arrivée des islamistes aux responsabilités. Il s’agit là d’une thèse digne d’intérêt, possédant une certaine cohérence théorique. Toutefois, les expériences passées ont montré que les réalités internationales et régionales peuvent transformer cette démocratie en une arme à double tranchant.
L’exemple syrien est révélateur : aujourd’hui, aucun islamiste ne prône la démocratisation comme préalable à l’unité nationale ou à la résolution des séparatismes. Tous ou presque soutiennent plutôt l’idée d’un État centralisé, œuvrant à intégrer toutes les régions de Syrie dans un même effort de développement. L’explication est claire : la démocratisation, dans un contexte régional et international où domine une logique visant à empêcher les États de s’unifier et à les maintenir sous pression et dans la dépendance, ne peut en aucun cas soutenir un choix unitaire.
Le mirage démocratique face aux logiques régionales
Ce qui est regrettable, c’est que les tenants de cette thèse partent d’un postulat irréaliste : ils considèrent que l’origine du problème est d’ordre politique et économique (démocratie et développement), oubliant une vérité historique essentielle : le Front Polisario est une création artificielle née d’une volonté régionale (Espagne, Libye, Algérie), et que les justifications n’ont été formulées qu’a postériori. Ainsi, même si l’État investissait massivement dans la démocratie, cette carte ne cesserait jamais d’être utilisée contre lui, pour une raison simple : l’État à l’origine du conflit du Sahara n’est lui-même pas démocratique.
Une autre thèse, avancée par certains chercheurs spécialisés dans la question saharienne, s’apparente à la précédente, mais en élargit la perspective. Elle propose de mettre en place un véritable modèle régional pilote dans le nord, le centre ou l’est du pays — un modèle authentique de régionalisation, loin de la régionalisation formelle actuellement appliquée dans notre système administratif et territorial.
Le fond de cette thèse est que le Maroc devrait s’orienter vers une stratégie de persuasion de la communauté internationale quant au modèle d’autonomie qu’il propose, afin de dissiper les craintes entourant la forme que prendra ce régime, les prérogatives qui seront accordées aux populations locales, ainsi que la nature de la relation entre l’autonomie et l’administration centrale.
Théoriquement, l’idée paraît séduisante, mais dans les faits, elle s’avère une vue de l’esprit dangereuse. En effet, plutôt que de proposer un modèle dans une région donnée et de l’ériger en exemple servant de base au débat sur la crédibilité et le sérieux du projet d’autonomie pour les provinces du Sud, il est tout à fait possible que cette initiative oriente les volontés régionales et internationales vers le renforcement des velléités séparatistes. Ainsi, l’expérience même de l’autonomie pourrait devenir le terrain d’action privilégié de ces volontés pour nourrir et raviver l’idée de séparation.
L’autonomie en question : piège des détails et stratégie globale
Proche de cette thèse, et peut-être encore plus maladroite, révélant une méconnaissance des intentions et des cartes de l’adversaire, figure l’idée selon laquelle il faudrait détailler les contours de l’autonomie dans la proposition marocaine, afin de faire tomber l’argument selon lequel le Maroc est sommé d’apporter une vision plus précise. Selon ses partisans, une telle clarification permettrait d’isoler le Front Polisario et de le confiner dans un coin étroit.
Les adversaires du Maroc n’ont cessé d’insister sur le fait que la proposition d’autonomie se limite à cinq pages de généralités, qu’elle serait "vide", "sans contenu" et manquerait de précision. En réalité, leur objectif est clair : pousser le Maroc à tomber dans le piège du détail.
Or, il existe toujours une différence entre l’acceptation d’un principe et sa mise en œuvre dans les détails. Le Front Polisario, depuis sa création, n’a jamais abandonné l’option du "référendum" comme seul outil de détermination du destin du territoire, et ce, malgré le fait que les Nations unies aient conclu que cette option est irréaliste et inapplicable. Si le Polisario avait accepté le principe même de l’autonomie, alors le débat sur ses modalités serait légitime. Mais détailler ce projet alors que le principe même n’est pas reconnu, c’est offrir à l’adversaire un terrain de jeu qu’il peut surcharger à sa guise de critiques sur les aspects techniques, tout en se dispensant de discuter de solutions alternatives. Car son but principal n’est pas d’améliorer la proposition, mais de la rejeter totalement de la table.
L’investissement stratégique du Maroc face à l’isolement algérien
Le Maroc a beaucoup investi dans le développement des provinces du Sud, et ses efforts en matière de démocratisation ont été raisonnables, même s’ils n’ont pas toujours répondu aux attentes des élites critiques. Malgré cela, il a réussi à vaincre presque totalement le séparatisme et s’est concentré sur l’essentiel : jouer sur les leviers stratégiques. Il a misé sur l’échec des cartes algériennes et leur affaiblissement dans leur environnement régional et international. Car il sait que c’est là que se trouve le point névralgique susceptible de débloquer la situation — et il a réussi dans cette direction au-delà de toute attente.
L’Algérie, qui tenait autrefois la haute main sur la région du Sahel, se retrouve aujourd’hui encerclée et menacée sur toutes ses frontières méridionales. Le Maroc, lui, a su attirer ces États vers l’initiative atlantique. Aujourd’hui, il agit avec finesse pour faire passer la Mauritanie d’une "neutralité hostile" à une "neutralité bienveillante", avec l’objectif de créer une intégration régionale qui mettrait fin de manière définitive au conflit du Sahara. L’Algérie, quant à elle, manque désormais d’un appui européen solide, notamment après les positions française et espagnole, qui lui servaient de boucliers diplomatiques.
Il est nécessaire d’accompagner la politique de l’État. Mais ce qui l’est encore plus, c’est que les élites intègrent la logique de l’État dans la gestion des conflits, et qu’elles s’éloignent des schémas théoriques classiques que les expériences internationales ont montré comme étant dépassés et inefficaces. Dans les relations internationales, et en particulier dans la gestion des crises, les modèles traditionnels sont désormais limités dans leur capacité d’interprétation, au profit de nouveaux modèles qui méritent d’être étudiés et approfondis.