Pour une évaluation de la politique de subventions et d’exonérations fiscales – Par Bilal Talidi

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Ce qui importe n’est pas tant ce que dit l’opposition, mais d’évaluer l’efficacité de la politique d’exonération fiscale et d’interroger les motivations qui la sous-tendent

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Alors que l’État a perdu près de 13 milliards de dirhams en exonérations fiscales liées à l’importation de bovins et d’ovins, les objectifs de cette politique se sont révélés largement manqués. Les prix n’ont pas baissé, le cheptel national reste affaibli, et les consommateurs en paient le prix. Un réexamen de la question s’impose sur la réelle efficacité économique de ces mesures. Le point de vue de Bilal Talidi

Le débat public suscité par les pertes subies par le Trésor de l’État du fait de la politique de subvention à l'importation de moutons et de bovins, sans bénéfice notable pour le consommateur marocain, a révélé l’existence d’une crise, non seulement au niveau des politiques publiques, mais aussi dans la communication politique et gouvernementale.

Dans un précédent article, nous avions attiré l’attention sur la question de la responsabilité gouvernementale, et sur la manière dont les partis de la majorité gouvernementale prennent position pour s’opposer à la politique de soutien et d’exonérations fiscales en faveur des importateurs de moutons et de bovins. Cela a commencé par les déclarations de Nizar Baraka (Parti de l’Istiqlal), puis Mohamed Oujjar (Rassemblement national des indépendants) et enfin Fatima Ezzahra Mansouri (Parti authenticité et modernité). Nous avions alors évoqué les motivations électorales derrière ces déclarations et comment chaque parti tentait de tirer profit de cette affaire à des fins politiciennes. Nous avions également souligné que le ministre du Budget, M. Fouzi Lekjaa, avait été le seul à avoir osé une déclaration reconnaissant devant le Parlement que la politique de subvention à l’importation de moutons pour l’Aïd al-Adha n’avait pas atteint ses objectifs.

Une subvention traitée à l’aune des prochaines législatives

Aujourd’hui, le débat a pris une autre tournure, notamment après que Rachid Talbi Alami, dirigeant du RNI, a contredit les propos du ministre du Budget en affirmant que la politique de subvention avait bel et bien atteint ses objectifs. S’y est ajoutée une mise au point du ministère de l’Agriculture et de la Pêche maritime concernant les chiffres communiqués par le gouvernement au sujet des aides à l’importation de moutons. Le ministère y précise que le montant total de cette aide n’a pas dépassé 473 millions de dirhams, dont 193 millions en 2023 et 244 millions en 2024, en soulignant que la suspension des droits de douane et de la TVA n’a eu aucun impact financier sur le budget de l’État, dans la mesure où ces taxes avaient historiquement un rôle purement protecteur pour le cheptel national, sans rapporter de recettes significatives au Trésor.

En réalité, ce qui nous importe n’est pas tant ce que dit l’opposition, mais d’évaluation de l’efficacité de la politique d’exonération fiscale et d’interroger les motivations qui la sous-tendent, d’autant que les trois partis de la majorité ont déjà critiqué cette politique, ou critiqué les importateurs qualifiés de "profiteurs de crise", ou encore tenté de se dédouaner de ses conséquences.

Le communiqué du ministère de l’Agriculture n’a pas menti, mais il n’a pas non plus dit toute la vérité. Il s’est contenté d’évoquer le soutien à l’importation des moutons destinés à l’Aïd al-Adha, alors que la politique d’exonération – qu’il s’agisse des droits de douane ou de la TVA – concernait à la fois les bovins et les ovins, et ce depuis 2022, comme le précise d’ailleurs le même communiqué du ministère.

L’omission du ministre de l’Agriculture

Les données du ministère des Finances, révélées dans un tableau distribué aux groupes parlementaires lors de l’examen du projet de loi de finances, indiquent que le coût fiscal de la suspension des droits d’importation et de la prise en charge par l’État de la TVA sur l’importation de bovins dépasse les 8 milliards de dirhams, tandis qu’il dépasse les 5 milliards pour les moutons. Soit un total de 13 milliards de dirhams de pertes pour le Trésor, entre le 21 octobre 2022 et le 22 octobre 2024.

Le communiqué du ministère de l’Agriculture n’a donc pas présenté la vérité dans son intégralité, comme l’ont fait les chiffres du ministère des Finances. Il n’en a présenté qu’une partie, pour minimiser la polémique autour de ce montant perdu par les finances publiques dans une conjoncture difficile, où le gouvernement est censé redoubler d’efforts pour préserver et accroître les ressources de l’État.

Le communiqué du ministère de l’Agriculture et l’hypothèse économique qu’il tente de promouvoir reposent sur l’idée que sans l’exonération des droits de douane et de la TVA, l’importation de bovins et d’ovins n’aurait pas eu lieu et que le marché national n’aurait pas pu répondre à la demande des consommateurs. Or, l’exemple de l’investisseur "El Mellali" prouve le contraire : ce dernier avait lancé le processus d’importation avant même la promulgation du décret d’exonération, et selon des sources fiables, il aurait maintenu son navire chargé de bovins en haute mer jusqu’à l’adoption du décret, pour ne les faire entrer au port qu’après.

Des médias concordants ont également rapporté qu’en novembre 2024, certains importateurs ont été confrontés à une crise douanière, ayant dépassé les quotas d’importation bénéficiant de l’exonération. Les douanes ont alors exigé le paiement des droits sur l’excédent, ce qui prouve que la volonté d’importer existait, qu’il y ait exonération ou non.

La pertinence de la politique de soutien et d’exonération

En réalité, l’opinion publique, ‘’invitée’’ à se concentre, pour des raisons électorales sur le chiffre frappant de 13,3 milliards de dirhams, est ainsi éloigné d’un autre débat de fond : la pertinence de la politique de soutien et d’exonération, surtout face au consensus quasi unanime entre gouvernement et opposition sur l’échec de ses objectifs – à l’exception de la déclaration de Rachid Talbi Alami (RNI). Tous reconnaissent que l’État a perdu des sommes importantes, que les prix de la viande n’ont pas baissé en raison de la liberté des prix, que les consommateurs ont supporté une lourde charge, et que les grands gagnants sont les importateurs.

Sans doute serait-il utile que la Brigade nationale de la Police judiciaire enquête sur les ‘’profiteurs de la crise’’, encore faudrait-il que l’information soit authentique, pour savoir ce qu’il est advenu des subventions qui leur ont été accordées, et comment ils sont devenus des "profiteurs de crise" aggravant la souffrance des Marocaisn en exploitant les ressources de l’État à des fins de profit démesuré.

Mais ce dont nous avons besoin aujourd’hui, et serait plus judicieux, est d’ouvrir un vrai débat public sur la rentabilité économique des politiques d’exonération et de soutien, à la lumière des expériences internationales. Ces dernières montrent que ce type de politique n’est bénéfique que dans un cas bien précis : lorsqu’il s’agit de soutenir l’émergence d’une nouvelle industrie ou d’une activité économique inédite. Dans ce cas, l’exonération se justifie pour accompagner la mise en place et le démarrage de ces projets. En dehors de ce cadre, toutes les politiques de subvention et d’exonération ont surtout profité aux grandes fortunes, sans bénéfice pour le Trésor public, le consommateur, ni même pour la production nationale.

Prenons l’exemple du cheptel national : la politique d’exonération a débuté en 2022, et est toujours en vigueur. Pourtant, elle n’a eu aucun effet notable sur la reconstitution du cheptel ni sur la baisse des prix de la viande. Sans la décision royale avisée d’annuler le sacrifice de l’Aïd al-Adha, le cheptel aurait été complètement décimé, et aucune baisse de prix n’aurait été observée.

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