Sans prévenir, une lune s’est éclipsée, une Voix s’est éteinte – Par Abdelaziz Gougas

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Seule sa voix a porté des générations successives au bord des larmes. Elle était un don divin, une exception unique, le fruit d’un talent autodidacte façonné par Naïma Samih, qui n’est pas sortie d’un conservatoire de musique, car elle est fille de la vie

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Naïma Samih, une voix d’exception qui a traversé les générations, mêlant douleur et espoir dans des mélodies intemporelles. Avec son timbre empreint d’émotion, elle a marqué la chanson marocaine et arabe, faisant vibrer les cœurs entre larmes et sourires. Une étoile qui brillera toujours dans l’histoire musicale. Abdelaziz Gougas dit dans ce beau texte l’apport à la chanson marocaine de la chanteuse à la voix mélodieusement éraillée.

Seule sa voix a porté des générations successives au bord des larmes. Elle était un don divin, une exception unique, le fruit d’un talent autodidacte façonné par Naïma Samih, qui n’est pas sortie d’un conservatoire de musique, car elle est fille de la vie... Ce fut à la fois un fruit, une braise, une énigme envoûtante, semblable à une vérité qui nous pousse à nous confier, comme une larme de rosée sur la joue d’une rose, comme la semence de la beauté éclatante inscrite dans le corps de la chanson arabe.

Ses chansons ont toujours su provoquer à la fois le bonheur et les larmes. C’est ainsi qu’elle a donné à la chanson marocaine un habit national empreint d’une dimension humaine. Elle chantait l’amour, l’être humain dans ses moments d’heur et ses instants de malheur.  A la fois et tour à tour, la joie profonde qui porte aux firmaments, la tristesse qui creuse de profonds sillons dans l’âme, nous submergeant du même sentiment que celui exprimé par Antoine Roquentin, le protagoniste de La Nausée de Sartre : « Je suis illuminé de l’intérieur par une lumière désolée. »

Avant de faire pleurer son public d’émotion, Naïma Samih versait elle-même d’abondantes larmes sur nombre de ses chansons. C’est ainsi que la chanson Jrit ou Jarit est devenue une ambassadrice du Maroc, particulièrement appréciée en Tunisie, où elle a laissé son empreinte sur de nombreux artistes tunisiens, hommes et femmes, qui ont repris les paroles emblématiques « Yak jorhi, jrit ou jrit ». Comme une empreinte vocale propre à la voix mélancolique de Naïma Samih, cette chanson semblait parler à travers eux, exprimant en leur nom ces mots emprisonnés dans les cœurs… Car le voyage empli d’espoir vaut mieux que l’arrivée. 

L’écrivain et romancier Ibrahim Abdel Meuigd raconte dans son autobiographie ‘’Seuls les jours heureu’’, parue en octobre dernier, cette anecdote avec l’écrivain Saïd El-Kafrawi :

« Saïd sait que, malgré ma grande taille et ma carrure imposante, je suis extrêmement sentimental, et mes larmes peuvent me devancer dans certaines situations. Un jour, nous sommes allés ensemble à un marché pour acheter des cassettes de chansons marocaines. Il a alors soufflé au vendeur de mettre une chanson de Naïma Samih, Yak Jorhi. Il savait que cette chanson me volait mes larmes, et jusqu’à aujourd’hui, je ne sais toujours pas pourquoi elle me bouleverse autant. »

Naïma Samih, dont les chansons ont fait pleurer et réjoui des millions de personnes à travers le monde arabe, vivait intensément les paroles et la musique. Elle pleurait souvent à chaudes larmes en écoutant les poèmes qui lui étaient proposés. Le compositeur Ahmed Al Aloui révèle l’un des secrets de cette profonde interaction avec ses chansons les plus célèbres, notamment Amri Lillah :

« Par hasard, un groupe d’artistes était réuni chez Mustapha El Kadiri – parmi eux, Abdelkader Rachdi, Abdellah El Kabbaj, Abdelhafid El Ghol et d’autres, dont Mustapha El Kaïd, l’ex-mari de Naïma Samih. J’ai alors pris mon luth et commencé à fredonner un passage de Amri Lillah. L’ambiance était si mélancolique que Naïma Samih s’est mise à pleurer sans s’arrêter. Cela a mis en colère son mari El Kaïd, qui s’est exclamé en s’adressant à moi : "Puisque tu as fait pleurer ma femme, tu dois lui composer cette chanson pour de bon !" Et c’est ainsi que la chanson est née. »

En écoutant Naïma Samih, on ressent que l’univers infini se fait humble devant nous. Une noble sensation nous envahit, semblable à celle qui habitait Hamlet lorsqu’il disait : « Je pourrais être enfermé dans une coquille de noix et me considérer pourtant comme un roi d’un espace infini. » Le talent de Naïma Samih n’a pas besoin de témoins, car sa voix unique a conféré à ses chansons une profondeur particulière. Son timbre, imprégné de la douleur de la terre, exhale le parfum du thym, du girofle et du jasmin, ces senteurs que je retrouvais dans les cheveux de ma mère lorsqu’elle chantait Chuft el khatem ou ajabni, *Ghab aâlya el h’lal, Amri Lillah, Ya lbahara, Ahla Soura… Et seule sa voix reste témoin et preuve de son art.

Elle est tombée amoureuse de la musique à l’âge de neuf ans alors qu’elle grandissait dans le quartier Derb Sultan, plus précisément à Bouchentouf, un quartier qui a vu éclore de nombreuses étoiles et célébrités de l’art marocain. Mais Naïma Samih, elle, est restée une galaxie à part entière… Sa voix était à la fois le messager et l’antidote de la douleur. Aux côtés d’Abdelwahab Doukkali, Abdelhadi Belkhayat et Mohamed El Hayani, elle fait partie des rares noms qui ont réussi à devenir les ambassadrices de la chanson marocaine dans le monde arabe. Un événement en témoigne encore aujourd’hui : le concert grandiose qu’elle a donné à Tunis, retransmis en direct par la télévision officielle, et où le public tunisien, raffiné et passionné, lui a réservé un accueil des plus chaleureux. Cet engouement s’est même prolongé à travers des chanteurs tunisiens qui ont repris sa chanson culte *Jrit ou Jarit, tandis que ce même public ne cessait de réclamer à la grande chanteuse Dhikra qu’elle interprète à son tour une chanson de Naïma Samih.

Naïma Samih était une femme à la vision profonde de la vie, teintée d’un brin de folie. Malgré la douleur, elle affrontait avec ironie la dégradation du temps. Et malgré sa célébrité, elle est toujours restée d’une humilité remarquable, profondément humaine… La voix de Naïma Samih ne s’éteindra jamais, non seulement parce que la mémoire de la chanson arabe conservera à jamais son timbre majestueux, mais aussi parce qu’une part de sa voix rauque et de sa sensibilité demeure dans son fils, l’artiste Shams. Nous espérons qu’il nous surprendra à son tour par son empreinte unique dans le monde de la chanson.

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