Un continent qui parle une langue qui n'est pas la sienne, et se meut dans des frontières qu'il n'a pas dessinées – Par Hatim Betioui

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Plusieurs décennies après les indépendances, la question des frontières en Afrique reste l'un des grands défis géopolitiques qui affectent la stabilité du continent. Les frontières africaines actuelles, tracées pendant la période coloniale, n'ont tenu compte d’aucun élément constitutif des entités

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Le Forum d'Asilah, depuis son lancement en 1978, veille à soulever des questions majeures concernant les régions arabe et africaine, sans négliger les autres parties du monde. Sa quarante-cinquième édition, qui a débuté lundi 14 octobre 2024, et les sujets d'actualité qu'elle aborde, confirment la constance de sa ligne intellectuelle, qui fait de lui un espace ouvert à la discussion des grandes questions, comme l'a exprimé son secrétaire général Mohamed Benaïssa.

Il n'est pas possible ici de détailler les thèmes des conférences pionnières qu'Asilah a accueillies, ni les noms des personnalités qui s’y sont succédés. Je me limiterai en conséquence à la première conférence du forum de cette année, consacrée à un sujet épineux : « la crise des frontières en Afrique : des trajectoires complexes ».

Une maladie chronique

Les frontières héritées de la colonisation en Afrique ont constitué une maladie chronique qui a contribué à l'émergence de nombreux maux, tels que le sous-développement, la mauvaise gouvernance, et les crises économiques et sociales.

Le problème est extrêmement complexe et ramifié, et perturbe à la fois les dirigeants et les peuples en raison de sa grande sensibilité politique, car il est lié à la souveraineté des États, à leur identité et à leur droit de protéger et de raffermir ou de récupérer, selon les cas, leur intégrité territoriale.

L’examen des nombreuses causes de la crise des frontières, fait ressortir qu'elles n'ont pas été traitées avec la fermeté nécessaire à l'époque, en se basant sur le principe d'équité en accord avec les réalités de l'histoire et de la géographie, ce qui a permis à certains États et régimes de tirer profit de cette situation à des fins expansionnistes. Les exemples de cette réalité sont nombreux et aussi clairs que l’eau de roche, sans que cela perturbe la conscience des régimes qui en ont bénéficié, persistant à consolider une situation qui est, par excellence, un héritage de l'ère coloniale.

Un curieux concept

L'année 1964 a marqué un tournant dans la consolidation et la perpétuation de cet héritage frontalier colonial.  Le sommet de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) qui s’est tenu cette année-là au Caire en est la consécration.

Au Caire, l’OUA a adopté une décision injuste, celle du curieux concept de « l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme » qui, sous cette appellation, elle les reconnait comme un fait colonial et en même temps les entérine et les consacre. Il va de soi que derrière cet acte paradoxal, se retrouvent tous les régimes qui ont profité de ce « cadeau du colonialisme » comme l’a justifié dans une interview le premier président de l’Algérie indépendante Ahmed Ben Bella. 

Le Maroc, territorialement l’un des plus spoliés du continent africain, ainsi que la Somalie s'étaient abstenus sur cette décision dont les répercussions continuent, à ce jour, de miner les relations panafricaines. Des tensions et des conflits sont apparus avec régimes qui ont fait de cette décision un étendard et y ont vu un refuge pour maintenir et consolider leur mainmise sur des territoires indus et sur lesquels ils n'ont aucun « titre de propriété » ni droits historiques.

L’héritage de Berlin

Le Forum d'Asilah s'est penché sur cette déviation qui concerne de nombreuses régions d'Afrique, ainsi que sur ses conséquences, en essayant d'apporter des réponses claires à la question complexe des frontières.

Des voix se sont élevées pour dire que surmonter cette situation nécessite l'adoption d'une approche clairvoyante, dans un esprit de fraternité et de coopération, en tenant compte de l'intérêt commun, loin de la logique de la force et de l'expansion. Une voix qui est visiblement du goût des bénéficiaires de cet état de fait.

Plusieurs décennies après les indépendances, la question des frontières en Afrique reste l'un des grands défis géopolitiques qui affectent la stabilité du continent. Les frontières africaines actuelles, tracées pendant la période coloniale, n'ont tenu compte d’aucun élément constitutif des entités - tribus, ethnies ou groupes culturels vivant dans les régions frontalières. Leur seul critère a été, lors de la Conférence de Berlin (18841885), l’intérêt des puissances coloniales qui se sont partagés le continent et l'ont morcelé en fonction de leur convoitise et de leurs rapports de force, créant ainsi des États composites démographiquement complexes, peu harmonieux, et en conséquence inadaptés à une évolution stable et sécurisée.

Les conflits incessants qui ont éclaté après l'indépendance sont l'une des conséquences majeures de ces frontières héritées du colonialisme, qui n'ont pas tenu compte de la répartition ethnique ou linguistique. Je fais ici référence aux conflits entre l'Éthiopie et l'Érythrée, le Soudan et le Soudan du Sud, le Mali et le Niger, ou encore entre la République démocratique du Congo, le Rwanda et l'Ouganda, et la liste est longue.

Différentes pistes ont été envisagées pour résoudre la question des frontières en Afrique, y compris des accords frontaliers. Certains pays ont eu recours à des accords bilatéraux pour régler pacifiquement les différends frontaliers, comme l'accord entre le Nigeria et le Cameroun concernant la péninsule de Bakassi, riche en pétrole et en gaz, après que la Cour internationale de justice a statué en faveur du Cameroun en 2002. Pourtant, les tensions persistent.

Et en dépit de ce que le principe de « l’intangibilité des frontières hérités du colonialisme » comme affrontement, dégâts et déchirures, l'Union africaine persiste dans la position du « respect des frontières existantes ». En manque d’imagination géopolitique et de véritables bonnes volontés pour chercher et trouver des solutions de coopération satisfaisantes, l’organisation panafricaine s’est souvent condamnée à l’inaction. 

L’inachevée intégration régionale

La voie des négociations diplomatiques visant à résoudre les différends frontaliers, par des médiations internationales, arrive parfois à faire baisser les tensions sans pour autant en résoudre les causes à la source.

L'intégration régionale, plutôt que le redécoupage des frontières, a été considérée et tentée comme une approche permettant de transcender les causes des conflits territoriaux. De nombreux pays africains s'efforcent de renforcer cette intégration et travaillent à la coopération transfrontalière, comme dans les groupements tels que la CEDEAO et la SADC, afin de promouvoir les échanges et la coopération en matière de sécurité.

Cependant, cette intégration régionale reste exposée aux vents de changements politiques et géopolitiques plus ou moins radicaux selon les sous-régions. On le voit avec la CEDEAO en bute aux bouleversements que connaissent les pays du Sahel et au mouvements jihadistes désormais quasi-commun à tous les Etats de cette organisation, tandis qu’en Afrique du Nord, où le différend entre le Maroc et l'Algérie au sujet du conflit du Sahara persiste, l’intégration régionale n’a tout simplement pas pris.

La situation qui prévaut dans la Corne de l'Afrique, conséquence directe des frontières tracées par les puissances coloniales, est un autre exemple des échecs essuyés par le continent dans ses tentatives de trouver des voies et moyens de désamorcer les bombes à retardement laissées par le colonialisme derrière lui. 

Après l'éclatement de la guerre entre l'Érythrée et l'Éthiopie dans les années 1990, qui a causé de lourdes pertes, une paix fragile a été conclue entre les deux pays. Toutefois, ils souffrent encore des blessures profondes de cette guerre frontalière, notamment le litige concernant la ville disputée de Badmé, en plus du conflit dans la région éthiopienne du Tigré. La guerre qui a éclaté en 2020 a affecté les relations entre les deux pays, d'autant plus que l'Érythrée est militairement impliquée dans le conflit, ajoutant ainsi de nouvelles complications.

Pas très loin de là, le conflit entre le Soudan et le Soudan du Sud, en raison du fait que les frontières tracées par le colonialisme britannique n'ont pas tenu compte des différences culturelles et ethniques entre le nord et le sud du pays, a conduit à une longue guerre civile entre les deux parties, se terminant par la sécession du Soudan du Sud en 2011, sans pour autant que le calme revienne dans les deux Etats désormais indépendant l’un de l’autre. Le différend concernant la région pétrolière d'Abyei demeure ainsi non résolu.

Il ne faut pas non plus oublier le conflit entre le Mali et le Niger ; leurs frontières sont constamment sous tension, notamment dans les zones désertiques où vivent les tribus touaregs. Ces frontières, elles aussi, ont été tracées sans tenir compte de ces tribus qui s'étendent entre les deux pays.

Ces exemples de conflits ne sont qu'une petite partie de l’iceberg qui heurte à chaque instant le paquebot africain. La réalité amère reste celle que le Dr. Al-Sadiq Al-Faqih, secrétaire général du Forum de la pensée arabe à Amman, a évoquée dans son intervention, lorsqu'il a déclaré que le continent africain parle une langue qui n'est pas la sienne, et se meut dans des frontières qu'il n'a pas contribué à dessiner, que ce soit entre ou à l'intérieur de ses États.

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