Politique
Entretien. Dr Liu Présidente de Médecins sans Frontières : ''Oui, le migrant a des droit ''
Marrakech - Par Imane Benichou - A l’occasion de la Conférence intergouvernementale de la migration tenue à Marrakech, les représentants des Organisations non gouvernementales et les défenseurs des Droits de l’Homme ont appelé les 10 et 11 décembre les pays signataires à mettre réellement en œuvre leurs engagements.
"La migration n'est pas un crime, sauver des vies n'est pas un crime, en tant que représentants gouvernementaux, vous pouvez et vous devez agir » a affirmé mardi la présidente de Médecins sans frontières (MSF) Joanne Liu.
Après son discours lors d’un dialogue organisé dans le cadre du programme de la Conférence de Marrakech, Docteur Joanne Liu a affirmé à Quid.ma que MSF travaille quasiment toujours avec des déplacés. Elle évoque l’arrêt de l’opération de sauvetage en Méditerranée, et décrit les trois forts moments qui ont marqué ses deux mandats depuis 2013. Entretien.
Question : Qu’est-ce que Médecins sans frontières a apporté pour les migrants ?
Dr Joanne Liu : Médecins sans frontières c’est une organisation qui travaille dans 71 pays aujourd’hui qui a 45.000 employés à travers le monde et qui œuvre dans des moments de crise suite à des conflits de désastres naturels et des épidémies. Aujourd’hui, une grande partie de nos secours sont au près des gens qui sont en déplacement, qui sont soit déplacés par la guerre, soit déplacés par les tremblements de terre, soit déplacés parce qu’ils fuient la violence qui n’est pas nécessairement la guerre mais comme en Amérique Centrale, ils fuient la violence des crimes organisés, ils fuient la violence des gangs du type Maras [des gangs armés principalement impliqués dans des affaires de transferts de stupéfiants, ndlr]. Nous travaillons dans ces contextes-là. Plus de 60% de notre travail est au près des populations qui sont pris dans des conflits. Nous travaillons partout. En fait, nous travaillons quasiment toujours avec des déplacés. Plus spécifiquement, les trucs qui ont été très à la une, nous avons eu des bateaux de secours en mer Méditerranée à partir de 2015. Depuis 2015, l’organisation a sauvé en mer plus de 80.000 personnes.
Pourquoi l’opération de sauvetage en mer Méditerranée a été arrêtée ?
L’opération de sauvetage en mer Méditerranée a été arrêtée parce que malheureusement MSF a essuyé à maintes reprises des blocages administratifs, de l’intimidation et même une campagne de salissage. Donc tout récemment avec le bateau l’Aquarius qui a été cogéré avec les organisations SOS Méditerranée, nous avons dû arrêter parce que notre pavillon du bateau a été retiré. Il a été retiré une première fois à la fin de l’été par le gouvernement de Gibraltar [il a été demandé à l’Aquarius de suspendre ses opérations en tant que navire destiné au sauvetage par l’administration maritime de Gibraltar et de revenir à son activité initiale de navire de recherche, ndlr].Nous avons eu un autre pavillon par le Panama qui nous a été retiré quelques semaines après. Et ce, suite à des pressions de différents Etas sur le pays. Donc, nous ne pouvons pas faire des opérations de secours en mer sans avoir un pavillon pour notre bateau. Nous n’avons jamais travaillé dans l’illégalité et nous ne commencerons pas aujourd’hui. Cela dit, dans les derniers mois, il y a eu régulièrement des accusations non fondées, pas seulement nous, mais pour toutes les organisations qui apportent des soutiens et des secours au près des populations migratoires ; ils sont accusés d’être en collusion avec les passeurs et d’être en effraction et donc on est sous pression régulièrement et sous une campagne de salissage où on nous accuse de choses qui ne sont pas fondées. Mais étant donné que c’est un sujet extrêmement polarisant, la problématique de la migration crée des tensions et des problèmes de perceptions sur les actions de l’organisation.
En quoi le Pacte sur la migration vous aidera en tant qu’organisation ?
Pour nous, ça peut nous aider parce que je crois qu’on réitère des choses qui sont quand même fondamentales et c’est le fait qu’un migrant a des droits et qu’il ne perd pas ses droits parce qu’il a traversé les frontières. Et ça c’est important ! Ca veut dire le droit d’être traité avec dignité, avec humanité, et dans certains cas le droit de faire une demande d’asile et le droit à la protection. Ce sont des choses simples mais qui sont essentielles aujourd’hui quand on sait qu’il y a des gens qui sont dans des centres de détention en Libye qui sont maltraités aujourd’hui. Il y a des centres de détention officiels et il y a des centres de détention clandestins. Pour les centres de détention clandestins, nous n’avons pas accès mais les histoires qu’on nous rapporte sont des histoires de tortures, des histoires de violences sexuelles, de violences physiques et de mauvais traitement avec de l’extorsion monétaire en forçant les gens d’appeler leurs familles pour leur envoyer de l’argent. Donc, c’est important de dire qu’aujourd’hui, non le migrant n’est pas un criminel, oui le migrant a des droits.
Quelles sont les batailles que vous avez menées et qui vous ont marquée le plus ?
Il y a plein de batailles. Je suis présidente de MSF depuis 2013 et je vous dirais ce qui a marqué, en tout cas, mes deux mandats comme présidente. C’est le fait que nous avons fait face à des choses qui avaient pas de précédant, comme l’épidémie d’Ebola en 2014/2015, qui a quand même affecté plus de 20.000 personnes et plus de 11.000 personnes ont perdu la vie. C’est la plus grosse épidémie d’Ebola de l’histoire humaine. Ça l’a marquée parce que je crois que ça a crée un avant et un après sur la gouvernance mondiale en santé publique ; comment on voit les menaces biologiques des épidémies et comment collectivement on veut se préparer ? Tout le monde sait que les virus n’ont pas de frontières et que notre interconnectivité est telle qu’on ne peut pas faire semblant et on ne peut pas ignorer une épidémie qui se passe à l’autre bout du monde parce qu’éventuellement elle va nous rattraper.
L’autre chose qui a marqué aussi mon mandat. Si j’avais trois mots pour résumer mes deux mandats, c’est l’Ebola, les attaques sur les hôpitaux à Kunduz. Le fait qu’il y a eu des attaques en Afghanistan sur un de nos hôpitaux à Kunduz, des frappes répétées, cinq frappes faites par les Etats-Unis, la coalition, a mené après ça à tout un moment en tout cas de ralliement sur le fait que les gens ont réitéré, à travers la résolution 2286 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unis le 3 mai 2016, qu’on n’attaque pas les hôpitaux, qu’on ne bombarde pas les hôpitaux, les patients, les équipements médicaux et les médecins. C’est un petit peu comme le Pacte sur la migration, c’est qu’on a réitéré des choses qui existaient déjà dans le droit international humanitaire mais c’était important de le resouligner parce qu’il y a un effritement de ces engagements-là.
Le dernier volet dans les choses qui ont marqué ma présidence, c’est la crise des déplacements, parce qu’aujourd’hui on parle quand même de 68 millions de réfugiés et de déplacés internes. La migration comprend 250 millions de personnes. Donc c’est un phénomène qui est énorme, qui ne va pas s’évanouir comme ça parce qu’on n’a pas envie de l’avoir. Il faut absolument trouver des solutions. Pour moi, cette problématique migratoire va être un moment qui va nous définir dans notre collectivité. C’est un moment qui va faire que la façon dont on va répondre ensemble va nous définir, comment on décrit, comment on acte notre humanité collective. Ce que je trouve marquant, concernant tous ces trois grands problématiques-là, l’épidémie d’Ebola, les attaques sur les hôpitaux et la problématique migratoire, c’est que le 21e siècle est marqué par un ressentis de peur. La peur qui pourrait peut-être être un bon serviteur est un mauvais maître. Et donc ça a créé que les gens qui regardent et répondent à ces crises-là globales à travers le prisme de la peur qui est le prisme de la sécurité à tout prix. Pour la sécurité à tout prix, on a prépayé des coûts. L’Ebola c’était la sécurité des gens qui avaient peur de se faire infectés sur la réponse aux gens qui ont été infectés. Au Kunduz, c’est de faire des guerres sans limites parce qu’on pense qu’il y a un potentiel ennemi qui se cache. Pour la migration, c’est qu’on peint le migrant comme quelqu’un qui est en train d’envahir. C’est ça le problème de regarder des problématiques globales à travers le prisme de la sécurité.