ÉTAT FAILLI ET CONTRAT SOCIAL - Par Mustapha SEMINI

5437685854_d630fceaff_b-

Le facteur politique dans un Etat failliréside dans les interventions directes et indirectes d'acteurs extérieurs, soit des États, soit encore des partenaires internationaux. Des États limitrophes profitent ainsi pour mener des guerres de prédation ou des guerres" par procuration" (région des Grands Lacs en Afrique)

1
Partager :

Mustapha Sehimi explore dans cette analyse les origines profondes des conflits contemporains à travers la notion d'État failli. Entre néopatrimonialisme, désintégration institutionnelle et facteurs exogènes, il interroge la capacité des structures étatiques à honorer le contrat social, tout en appelant à repenser la grammaire stratégique et les modèles dominants d’intervention dans les zones en crise.

Les conflits armés regardent tant des conflits infraétatiques que des affrontements interétatiques. Trois principales approchent se distinguent à cet égard. La première postule l'émergence de ce que certains qualifient de "nouvelle barbarie". Elle a été portée notamment par un auteur américain, Robert D. Kaplan dans les années quatre vingt dix. Elle résulterait d'un déchaînement de haine "ethnique", "culturelle" ou " religieuse" échappant à toute rationalité politique. La deuxième a trait au contraire à la logique qui anime les belligérants: leur action répondrait à un calcul rationnel. Inspirée de l'économie néoclassique, elle privilégie une lecture en termes d'intérêts plutôt que d'injustices. Elle prend en compte aussi un processus : celui de la trop grande dépendance d'un État envers une seule ressource naturelle (hydrocarbures, diamant, or, cobalt, uranium, bois...). Celle-ci constituerait un facteur de déstabilisation et un accélérateur de conflits, certains groupes rebelles cherchant à capter une partie de la rente pour le financement de leurs activités. 

La dernière approche, elle, est également attentive aux dimensions économiques des conflits et se concentre sur le fonctionnement de l'État lui-même. Elle s'intéresse notamment à l'accaparement des richesses par les élites au pouvoir ce que l'on appelle le "néopatrimonialisme". Au lieu de fournir les biens et les services publics nécessaires à ure construction étatique et nationale harmonieuse, elles détournent les moyens mis à leur disposition de leur finalité première avec des pratiques clientélistes leur permettant de maintenir leurs positions. 

"Drapeau sans mât et sans socle"

Ici, c'est la problématique de l'État "failli" ou encore de l'État "fragile" qui est en cause. Référence est faite ainsi à une structure étatique susceptible de "faillir" en raison d'une vulnérabilité à des facteurs internes ou externes. Selon cette grille de lecture, la variable clé est celle-ci: l'incapacité de l'État à honorer le contrat social qui l'a fondé. Ces États ne parviennent pas à élaborer et utiliser leurs prérogatives de puissance publique sur un territoire donné. Ils portent pratiquement" un drapeau sans mât et sans socle". C'est au cœur de cette troisième interprétation mettant en avant la double problématique du néopatrimonialisme et de la fragilité des structures étatiques que se loge cette idée: la désintégration institutionnelle serait un facteur déterminant des guerres civiles contemporaines. Une telle approche supporte cependant une critique. Elle révèlerait la domination et l'exportation de l'État démocratique libéral vers les "États de la périphérie". Une ingénierie donc déployée par les intervenants extérieurs qui écarterait les modalités d'un "vouloir-vivre ensemble" endogène défini per les populations locales. Celles-ci seraient ainsi capables de mettre en place des mécanismes de réconciliation ou de fabrication du lien social et politique et ce indépendamment des conceptions occidentales. L'on retrouve là, au passage, la critique de principe des pays du Sud global...

Désintégration par le haut et par le bas

Cela dit, les déficiences de l'État sont liées à une désintégration" par le haut". Selon la définition du sociologue allemand Max Weber, 1'État tient le monopole de la coercition physique légitime; il se voit ainsi confier une première mission: celle d'assurer la sécurité des populations sur son territoire. Elle supporte des moyens adaptés, à commencer par des institutions militaires et policières respectueuses de l'État de droit. Or, ces capacités ne font-elles pas nettement défaut dans les États "faillis" ou" fragiles"? Aux pouvoirs régaliens relatifs à la sécurité s'ajoutent des missions d'ordre social et économique. Celles-ci supposent l'existence d'un État capable de redistribuer les richesses, d'assurer des équipements collectifs et des services publics. Tout cela procède d'une conception de l'État- providence. Dans ce registre, les membres de la communauté politique ont des droits -libertés mais aussi des droits -créances lesquels supposent une action effective et continue de l'État - ce que l'on appelle "1'État social". Il s'agit d'améliorer les conditions de vie et de la satisfaction des besoins de base des populations.

La désintégration peut se faire également "par le bas" avec l'exclusion sociale et politique. Les sources des dysfonctionnements et des carences de l'État intéressent cette fois l'édification et la consolidation d'une société politique ; les individus qui la composent doivent, d'une manière ou d'une autre, se sentir attachés aux autres membres de la collectivité. Or, le manque de cohésion sociale -voire le sentiment d'exclusion d'une catégorie de la population - engendre des situations conflictuelles, individuelles ou collectives. Passagères ou plus durables, ces dernières peuvent prendre des formes diverses: criminalité organisée, dissidence politique ou armée... Des fragilités du corps politique qui font le lit de revendications sécessionnistes. Cette partition du territoire et l'accès à l'indépendance sont alors conçus comme la meilleure réponse politique à une guerre civile (Sud Soudan).

Facteurs exogènes

Mais il y a plus. Référence est faite à la double désintégration institutionnelle et politique et sociale liée également à des facteurs exogènes, souvent indépendants d'ailleurs de la volonté et des pratiques des protagonistes présents sur le terrain. Ces facteurs exogènes sont de  deux types: topographique et politique. Sur le plan topographique, certains espaces présentent des particularités qui rendent délicates la construction institutionnelle des États et l'inclusion sociopolitique des populations- par exemple l'arc sahélien. Quant au facteur politique, il réside, quant à lui, dans les interventions directes et indirectes d'acteurs extérieurs, soit des États, soit encore des partenaires internationaux. Des États limitrophes profitent ainsi d'une situation nationale instables chez leurs voisons pour mener des guerres de prédation ou des guerres" par procuration" (région des Grands Lacs en Afrique). Comment réconcilier la société avec l'État ? Comment édifier une structure institutionnelle et politique faisant sens pour les populations ?

La grammaire stratégique est sans doute à revoir. A côté de la conquête de nouveaux territoires et de leurs ressources, la teneur et la vigueur des corps politiques eux-mêmes constituent aujourd'hui les principaux paramètres des affrontements armés: les processus de désintégration institutionnelle et sociale participent de cette évolution. Une modélisation commune à tous les conflits reste par trop hasardeuse: chaque guerre présente des spécificités et des facteurs belligènes particuliers. Il y a tant de variables dans les processus de désintégrations institutionnelles et politiques. Ils peuvent intervenir soit en tant que déclencheurs soit en tant s'accélérateurs d'une guerre intraétatique à répercussions internationales. Autant de dégradés d'une coloration dans toutes les situations conflictuelles contemporaines.

lire aussi